Le procès du Procès
Cour de Sens Critique - Chambre du Chien de Sinope Attendu que ce Procès de Franz Kafka est presque unanimement considéré comme un chef-d'œuvre, que l'auteur lui-même fait partie de ces rares à qui...
le 27 mai 2010
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[Lu aux éditions Pocket, traduction de Georges-Arthur Goldschmidt]
Le procès est une œuvre complexe, les interprétations sont nombreuses et il est difficile d’en trouver une plus juste. Kafka fait d’une œuvre absurde un récit autobiographique, peut-être car il considère lui-même sa vie comme séquence d’absurdités mais, ce roman est aussi une œuvre où le lecteur s’identifie facilement à son héros car nous sommes, à l’instar de K., impuissant face à un monde oppressant.
Voici, mon bien cher Max, ma dernière prière : Tout ce qui peut se
trouver dans ce que je laisse après moi […] tout ce que je laisse en
fait de carnets, de manuscrits, de lettres, personnelles ou non, etc.
doit être brûlé sans restriction et sans être lu, et aussi tous les
écrits ou notes que tu possèdes de moi ; d’autres en ont, tu les leur
réclameras. ” — Franz Kafka
1917, Franz Kafka, déjà auteur de plusieurs écrits, dont La métamorphose, est diagnostiqué tuberculeux. Celui-ci meurt peu de temps après en 1924 suite à sa maladie et probablement aussi à la malnutrition. Le procès, comme la plupart de ses œuvres, est publié à titre posthume en 1925. Par conséquent, c’est un roman inachevé, particulièrement frustrant par moment. De plus, le livre n’avait pas vocation à publication, Kafka ordonnant à son ami Max Brod de brûler ses manuscrits à sa mort. On peut alors se demander s’il est légitime de juger ce pourtant reconnu chef d’œuvre. A savoir que parmi la courte liste d’œuvres inachevées, ou achevées par des tiers, figure des livres de Zweig, Camus ou encore Flaubert et même récemment L’original de Laura de Nabokov publié en 2009. Toutefois tous ont connu le succès de par leurs précédents ouvrages, et difficile de retrouver un cas similaire à celui de Franz Kafka, que ce soit pour Le procès ou pour Le château. Douce ironie, Le procès, œuvre de sa vie, est aussi un roman indirectement autobiographique, triste parallèle pour Kafka, emporté à 41 ans par la maladie. Si les analyses du livre sont aussi multiples et diverses, gageons qu’une possible explication se trouve ici. Evoquons rapidement la judaïté de Kafka qui le rendait coupable, selon lui, aux yeux de la société, résumer Le procès à cela tant l’identification à K. est universelle me parait alors inapproprié.
Si cet auteur, et plus particulièrement ce livre, a pu accoucher d’un tel adjectif, je le comprends nettement après la lecture de celui-ci, en ayant assimilé son sens. Et si pour Nietzsche « connaître, c’est comprendre toute chose au mieux de nos intérêts », je vais moi-même en tirer ma propre analyse.
L’histoire commence par une accusation, K. est coupable et n’a rien fait de mal. On ne saura jamais qui accuse K., ni de quoi on l’accuse. Le livre n’est qu’enchainement séquentiel d’uniques évènements ou rencontres où l’on assiste petit à petit à la descente aux enfers et l’impuissance de K.. Le premier chapitre commence par l’arrestation du protagoniste principal, l’absurde s’installe. K. est arrêté et pourtant il demeure libre et peut continuer de vivre habituellement, à ce moment, je me suis posé la question, si l’arrestation ne change rien, est-il vraiment arrêté ? Ou alors l’était-il déjà avant sans en avoir conscience ? La suite confirmera ma première impression, oui son arrestation est réelle, oui la procédure judiciaire est bien antérieure à celle-ci car l’auteur nous informe quelques chapitres plus loin que cela fait quelques semaines/mois que le tribunal a un intérêt pour K., et si c’était des années ? La surveillance de celui-ci a peut-être commencé dès sa naissance, son arrivée dans la société. Prémices d’une allégorie qui se dessine. Autre indicateur, la logeuse de K. accuse erronément ce dernier d’une liaison avec sa voisine de palier Mlle Grubach, un instant plus tard, K. rencontre les voluptueuses lèvres de celle-ci, son destin est annoncé, il a été prédéterminé. La scène de l’arrestation est à mettre en lien direct avec la première rencontre avec le tribunal au chapitre III, K. est convoqué sans indications d’heures ni de lieux, et pourtant, une fois là-bas, il est accusé d’être en retard. Il aurait pu y aller de suite après sa convocation, l’accusation serait restée, car son crime est déjà établi, sans doute celui de vivre pleinement sa vie, il est coupable depuis toujours. D’ailleurs, lorsque la colère et l’exaspération le poussent à critiquer le système judiciaire même et qu’il refuse de participer à cette vénalité, il reçoit un avertissement, il n’a pas le droit de se défendre et d’émettre le moindre avis car seules l’apparence et la mauvaise foi comptent au tribunal.
Avoir pareil procès, c’est déjà l’avoir perdu. ”
K. est en effet individualiste, il vit pour lui et refuse de s’aliéner au système en place et c’est sa faute, le chapitre VI en est une démonstration. Alors que K. se rend avec son oncle chez son futur avocat, il préfère céder aux charmes de Léni, céder à ses envies, ses désirs, plutôt que se consacrer à son procès et à sa défense. Comme l’oncle le dit, la fin est déjà donnée, on sait que K. ne sera pas innocenté et qu’il est déjà condamné. L’absurde sied à ce monde, similaire au notre, car nous-mêmes ne pouvons que clamer impuissance face à un déferlement d’informations et de décisions que nous ne maitrisons pas, nous subissons sans jamais voir directement qui donne les coups. Ouvrage de prime abord libertaire, Kafka dénonce surtout la solitude ressentie dans un univers où pourtant chaque action est interactive car K. enchaîne les rencontres et pourtant il demeure seul. Un univers d’inspiration kafkaïenne est alors une organisation où l’ordre prédomine mais l’accumulation d’imperfections amène à la dépression, aux dénis de reconnaissance d’autrui, à l’inhumanité.
Les premiers chapitres du roman nous livrent déjà à première vue l’idée de la satire que fait Kafka d’un système établi et nous démontre à la fois notre soumission à ce système, mais aussi la futilité devant nos choix, car une seule possibilité est admise, unique, car évidente pour les partisans de cet univers. Einstein disait que « la bureaucratie réalise la mort de toute action », c’est peut-être pour ça que Kafka décrit un système bureaucrate pour mieux nous faire exprimer son ressenti face à un monde où chaque action est prédéterminée chaque volonté d’action identique, Le Procès chronique d’un monde déterministe. L’illustration de ce propos se fait dans trois chapitres où trois rencontres successives donnent lieu autant à la partie la plus passionnante du livre qu’à la partie la plus complexe de celui-ci.
La première rencontre remarquable de K. est avec Titorelli le peintre. Peignant un tableau sur lequel figure une balance qui se met à courir, K. interloqué se demande pourquoi celle-ci ne repose pas, pour que la balance cesse de vaciller et que le verdict soit juste. Cette interrogation, cette incompréhension illustre bien la Loi telle qu’elle est représentée jusqu’ici, Loi elle-même utilisée pour illustrer l’oppression du système. Nous sommes dans un monde qui vacille, penche en faveur des uns et s’envole de plus en plus vers un monde sans justice, et ce, orchestré par les mêmes qui sont censées se charger de l’équilibrer, car c’est bien un juge qui a commandé le tableau et ordonné que la balance soit représentée comme telle et celui-ci, présent sur l’œuvre d’art est située sur le trône, symbole d’une vanité intrinsèque. Le peintre l’informe aussi que tout fait partie du tribunal, car tout le monde prend parti à un système global, en entretenant des rapports avec les membres du tribunal, le peintre (« je parle presque comme un juriste ») et donc chaque personne deviennent eux-mêmes membres de celui-ci, Kafka était asocial, il aimait la solitude, je vois ici cette volonté, l’isolement comme remède. Pourtant, le peintre et l’art c’est la marginalité, l’exception, malgré cela, il est lui-même aliéné. Lorsque que Titorelli présente les solutions à K., l’acquittement véritable (espoir illusoire car ne se produit jamais), l’acquittement apparent et le report indéfini, aucune ne lui permet d’échapper à la sentence, la soumission ne fait que la retarder.
Dans le chapitre suivant, K. rencontre le négociant Block. Block est l’aliéné par définition, il est l’accusé soumis à l’ordre établi, il possède plusieurs avocats et consacre sa vie à son procès, présenté après les solutions données par le peintre, il est l’illustration d’une voie que K. peut encore emprunter. La rencontre a lieu chez l’avocat lorsque K. décide de s’en séparer. Lorsque notre héros fait part de sa volonté au négociant, celui-ci lève les bras au ciel et crie, c’est présenté comme un affront, une insulte. La soumission au système de Block est parfaitement révélé dans la suite du chapitre, pour convaincre K. que l’avocat est un homme de pouvoir suffisamment influent pour agir dans son intérêt, celui-ci exécute une démonstration en montrant son pouvoir sur Block, le considérant comme un chien : « Tiens-toi tranquille, Block », « A huit heures, je l’ai laissé sortir et lui ai donné quelque chose à manger ». Absurde, mais non vide de sens. Plus surprenant encore, lorsque Block dévoile qu’il travaille lui–même pour le tribunal, car les victimes d’une idéologie en deviennent eux-mêmes les architectes.
Kafka nous montre alors que personne ne peut s’échapper de l’influence indirecte que le système exerce, masse informe et pourtant démesurément puissante, celui-ci agira toujours considérablement sur l’individu, le marginal (le peintre), comme le soumis (le négociant), car l’un nourri indirectement celui-ci et l’autre participe à sa propagation.
« Tous ne veulent-ils pas accéder à la Loi, dit l’homme ; comment se
fait-il que pendant toutes ces années personne à part moi n’ait
demandé à entrer ? » Le gardien de la porte se rend compte que c’est
la fin et pour encore atteindre son ouïe faiblissante, il lui hurle :
« Personne ne pouvait entrer ici, car cette entrée n’était destinée
qu’à toi seul. Maintenant je m’en vais et je la ferme. » ”
La parabole de la Loi est racontée par le prêtre, dernière partie d’une série de rencontres symboliques, elle conte l’histoire d’un homme qui attend devant le gardien de la porte de la Loi toute sa vie, le gardien lui refusant l’entrée, et sur le point de mourir, demande pourquoi personne d’autre ne cherche à entrer alors que la Loi est sensée être accessible pour tout le monde, le gardien lui répond que cette porte n’était destinée qu’à lui, se faisant, il la referme. La première interprétation que l’on puisse faire, la plus évidente, est celle de K. à la fin du récit ; l’homme a été trompé par le gardien, et aussi par la Loi. En restant à la porte du pouvoir, voulant y accéder, mais trop marginal pour y entrer, le personnage se rend compte qu’il était vain d’attendre pourtant, il le devait, car il en était destiné comme K. voulant se battre pour son procès qui lui est destiné ou comme l’individu voulant se démarquer dans un système présenté comme individualiste, ou plutôt adapté à l’individu, qui pourtant nous trompe tous sur l’importance qui nous est accordée. Le gardien est juste après présenté aussi comme aliéné, car, il détient autant le pouvoir qu’il le craint lui-même, il redoute la troisième porte et pourtant garde la première, il est alors présenté comme ignorant d’une infrastructure dont il fait lui-même partie. Pire, il est le plus soumis, car obligé de garder cette porte lorsque l’individu n’a que sa volonté qui le force à attendre. La parabole de la Loi décrit alors ce que ressent chaque individu impuissant, la frustration d’un objectif qui nous est attribué mais qui demeure inaccessible, une critique de l’espoir vain donc et surtout de la tentation qui nous est clamé, ne vivons-nous pas dans l’espoir de réussir, de posséder, après tout, la réussite nous est présenté comme accessible à tous.
Le procès nous présente l’allégorie du monde déterministe dans lequel nous vivons, la Loi est le système qui régit la vie, le tribunal la représentation de cette masse informe, le pouvoir en est le moteur. K. en raison de son individualité est un paria, mais surtout un coupable, coupable d’une vie, coupable de ses désirs. Comme l’homme de campagne de la parabole de la Loi, il se rend compte de l’absurdité de sa vie et abandonne au pied de la sentence, il meurt de son insoumission à une mascarade. Orson Welles disait que l’adaptation du roman lui avait permis de constituer son œuvre la plus autobiographique, sûrement car nous sommes tous quelque part K. et que Le procès fait directement appel à un ressenti partagé.
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Créée
le 12 avr. 2015
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