"Le Quatrième Mur" de Sorj Chalandon est une œuvre bouleversante qui nous plonge dans les méandres de la guerre civile libanaise à travers le prisme d'une entreprise aussi audacieuse que désespérée : monter la pièce"Antigone" de Jean Anouilh dans la ville de Beyrouth, alors en proie à la guerre civile. Le roman s'ouvre sur le Paris des années 60-70, théâtre d'affrontements entre militants d'extrême droite et d'extrême gauche, où nous suivons Georges, jeune étudiant engagé à gauche et fervent défenseur de la cause palestinienne. Sa rencontre avec Samuel Akounis, juif grec de Salonique dont la famille a péri dans les camps nazis, marque le début d'une amitié improbable qui constitue le cœur battant du récit.


La première partie du roman dessine avec finesse le portrait de ces deux hommes qui, s'ils se retrouvent sur l'essentiel, s'opposent sur la méthode politique : Georges, le militant fougueux prompt à la violence, et Sam, le pacifiste qui observe d'un œil désapprobateur les règlements de compte auxquels participe son ami. Chalandon livre ici une critique acerbe de l'idéalisme politique et de ces militants déracinés qui, de loin, portent des jugements péremptoires sur des situations qui les dépassent. À travers le contraste entre ces deux personnages, l'auteur questionne déjà la nature de la violence et sa prétendue légitimité.



Le projet fou de Sam - monter "Antigone" à Beyrouth avec des acteurs issus de toutes les communautés en guerre - apparaît comme une tentative désespérée d'opposer l'art à la barbarie. Lorsque la maladie le frappe, il confie cette mission à Georges, transformant ce qui n'était qu'une utopie en un devoir sacré. Le roman opéré alors une transition vers sa deuxième partie, quête idéaliste et utopique d'un artiste en zone de guerre, avant de sombrer dans une ultime partie, impitoyable, où Georges se trouve confronté à la réalité brutale des combats, à la souffrance et à l'incompréhension.


Sorj Chalandon, fort de son expérience de reporter de guerre au Liban, dépeint avec une précision clinique l'horreur des combats et la haine qui gangrène toutes les communautés de ce pays. Sa plume nerveuse et efficace ne cherche pas à euphémiser la violence : ses descriptions crues, dépouillées de tout commentaire, nous saisissent par leur banale monstruosité. Comme le dit si justement un médecin au protagoniste qui craint de perdre la vue après l'explosion d'une bombe au phosphore : "on a toujours deux yeux de trop" - écho troublant à Œdipe, père d'Antigone, qui se crève les yeux face à l'insoutenable vérité de ses actes. Il est des monstruosités que l'homme est capable de s'infliger, mais qu'il reste paradoxalement incapable de supporter.


Le choix d'entrelacer l'histoire d'Antigone avec celle du Liban en guerre n'est pas anodin. La tragédie, seule forme capable selon l'auteur de faire écho à l'horreur de la guerre, sert de caisse de résonance aux événements. Le drame, avec son pragmatisme et ses lueurs d'espoir, apparaît comme insuffisant face à l'ampleur de la catastrophe. Georges, comme Antigone, se trouve pris dans un engrenage qui le dépasse et le broie inexorablement. Le sort de chaque personnage semble scellé dès le départ et toute tentative d'échapper à leur destin semble vouée à l'échec. "Tes acteurs ne sont pas des acteurs, ce sont des soldats. Toi tu ne le sais pas, mais la guerre s'en souvient" rappelle résigné le chauffeur druze de Georges. La tragédie est d'ailleurs annoncé dès le premier chapitre, prologue aux allures prophétiques.


"Le Quatrième Mur" est aussi une réflexion poignante sur la transformation d'un homme par la guerre. Georges, qui observait le conflit de loin, s'y trouve happé jusqu'à en perdre son humanité. Le roman devient alors le récit d'une double tragédie : celle du Liban déchiré, mais aussi celle d'un homme qui ne survivra pas psychologiquement à cette expérience.


L'œuvre de Chalandon résonne avec une force particulière dans notre monde contemporain, où les conflits continuent de déchirer des communautés qui devraient faire de leur diversité une richesse. Elle nous rappelle que la violence, qu'elle soit idéologique ou physique, ne construits jamais rien mais détruit tout, y compris ceux qui la pratiquent. Elle pointe du doigt l'engrenage de la vengeance et ses conséquences désastreuses. En cela, "Le Quatrième Mur" s'inscrit dans la grande tradition des romans antiguerre, tout en portant un regard lucide et sans concession sur l'engagement politique et ses dérives. De par son regard désabusé sur la condition humaine et son absence d'espoir, il se veut également continuateur de la grande tradition du théâtre tragique. On y voit à l'œuvre les mécanismes qui, implacablement, mèneront à un dénouement funeste pour les personnages de l'histoire qui nous est contée, à l'image de "La machine infernale" de Cocteau qui reprenait déjà dans les années trente... l'histoire d'Œdipe.

ZachJones
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il y a 2 jours

Zachary Jones

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