Un ravissement pulsionnel
Un soir, au casino de T. Beach, Lol V. Stein a vu son fiancé partir au bras d’une autre.
Au-delà de l’aspect sentimental de l’affaire, c’est la réaction de Lol V. Stein qui surprit toute la ville de S. Thala. Indifférente, vidée d’elle-même, elle allait passer de longs mois désemparée. C’est sa rencontre inattendue avec un musicien qui put lui insuffler un souffle de vie, bien qu’hétérogène à son quotidien sans éclat.
Car de scandale ou de passion il n’y eu pas dans la suite de la vie de Lol V. Stein. Loin de sa ville natale, elle devint une épouse, une mère, une maîtresse de maison. Bien que sans défaut, elle était sans zèle aucun.
Ses journées passèrent, monotones et régulières. Son mari s’émouvait de son manque d’imagination. Des allées qu’elle commandait à son jardinier, et qui, sans mener nulle part, ne communiquaient pas entre elles.
Malgré tout cela, Lol. V Stein semblait être « guérie » du bal de T. Beach. Désormais plus rien ne s’opposait à son retour à S. Thala, et lorsqu’elle hérita de la maison familiale, ce fut chose faite. Elle qui ne trouvait aucun plaisir à sortir se met à arpenter les rues, d’abord sans objectif précis, et puis dans un ravissement de plus en plus renouvelé. Que recherche t-elle dans ces errances solitaires, dans cette ville du passée où elle a laissé le souvenir d’une « folle » ?
Même son amie d’enfance, Tatianna Karl, observe avec étonnement le retour de l’abandonnée du bal du casino. Est-il possible qu’elle soit « normale » ? « Comme avant » ? D’ailleurs n’avait-elle pas toujours était un peu différente ? Lol parle, Lol sourit, Lol remplit avidement et brusquement le fossé d’indifférence qu’elle avait regardé se creuser avec passivité entre elle et le reste du monde depuis toutes ces années.
Jacques Hold est l’amant de Tatianna Karl. Il narre dans ce récit, avec réserve et discrétion, avec intimité et dévotion, l’énigme Lol V. Stein. Toute l’attention de cette dernière semble centrée sur lui, lui dont elle a entrevu quelques jours plus tôt la démarche dans la rue, s’éloigner lentement aux côtés de Tatianna Karl. L’éclat bref mais vivace, de ce couple adultère, auréolé de l’intensité des souvenirs passés ressurgissant, que génère la vision de son amie d’enfance dans cette liaison adultère, semble ramener Lol. V. Stein dans le moment vide, la forme creuse, du bal de T. Beach.
Comment savourer à nouveau ce moment d’intense dépossession de son être ? Lol V. Stein essaie de retrouver instinctivement cette sensation, la teneur de cet instant traumatique où elle fut dérobée à elle-même.
Se délecte t-elle de se retrouver dans ce simple écho ? Peut-elle vraiment ressentir à nouveau quelque chose dans la résonnance de ce moment vide ? Eprouver ce qu’elle aurait dû éprouver alors ?
Marguerite Duras décrit avec talent la minutie d’une dentelière, cette construction fragile et délicate. Elle suit le cheminement mystérieux de Lol V. Stein vers son « ravissement », de ce premier bal de jeunesse, vers un second, vieillit et compulsif, qui pourrait tout avoir de la mascarade, et qui pourtant, dans sa finesse et sa douleur, devient petit à petit plus lourd et plus réel que le bal de jeunesse de Lol V. Stein.