Pourquoi lit-on de la poésie ? Les réponses à cette question sont innombrables. Sans doute chacun a-t-il le souvenir d’une rencontre, d’un poème qui soudain a fait jaillir en soi la nécessité de lire d’autre poème, de retrouver cette profondeur permise par le langage utilisé à d’autres fins que l’utilité ou le récit. Assez banalement, ce fut pour moi à quinze ans « Le Bateau ivre » de Rimbaud, porte ouverte sur le rêve et le délire, idée soudaine que les mots pouvaient faire signe vers d’autres régions de la pensée. Je suis tenté de relire mon itinéraire de lecteur dans cette optique : l’attrait pour l’explosion du langage. Mais sur cette rencontre viennent s’en greffer d’autres, – de nombreux poèmes du XXe siècle qui voulurent affronter le déluge de l’histoire : Anna Akhmatova, Mahmoud Darwich, Ossip Mandelstam, H. D. ou T. S. Eliot, chacun à sa différente manière, -et chez Rimbaud encore, ce poème qu’on oublie souvent, « Paris se repeuple », consacré au retour de la bourgeoisie après la chute de la Commune de Paris. Aussi ai-je souvent eu, en vérité, un rapport non pas strictement politique, mais au moins historique à la poésie, -doublé d’un rapport éthique : la poésie doit faire face à la violence, la surmonter, donner des mots pour au moins la distancier, la déconstruire. Je mets cette vision aussi à distance : je conçois qu’elle n’est pas celle de tout le monde, qu’elle est une ligne parmi d’autres. D’ailleurs, selon le livre qui me tombe dans les mains, je prends tel ou tel visage de lecteur imposé par le livre. Certains aiment surtout les énigmes, font de la poésie un jeu intellectuel : ainsi m’amusé-je les semaines précédentes à reconstruire les scènes originelles de Profil élégie de Dominique Quélen, à reconstruire le fond mythologique dans Selon les sources d’Esther Tellermann, dans des épisodes précédents. Certains y cherchent les grandes émotions ; -trouvant hier un volume de Schiller en allemand dans une boîte à livres, je lus ou relus ses poèmes avec un plaisir que je dois qualifier d’immense ; -et, parmi les livres de poésie lus récemment je dois avouer que j’ai préféré Perdre Claire de Camille Ruiz, parce que l’économie de moyen permettait de construire des scènes vives où les émotions, sans être excessives ni clichés, pouvaient se déployer dans une grande finesse.


Tout ceci m’amène à placer le livre d’Adrienne Rich, Le Rêve d’un langage commun, publié chez L’Arche dans la traduction de Shira Abramovich et Lenaïg Cariou, au carrefour de ces différentes lignes. Le recueil est multiple, irrigué par des prosodies et des thèmes très divers, mais il est unifié autour d’un travail politique de transmission. Politique dans les thèmes bien sûr, puisqu’il s’agit, au moins dans sa partie centrale, d’un recueil d’amour lesbien, revendiqué comme tel, et qui réfléchit sans cesse à la place de cet amour dans la société et dans la culture. Autour de cet amour jaillissent des figures féminines dans la première et la troisième partie, figures qui exemplifient des défaites féminines dues à l’état de la société sexiste, ou des actes de courage pour sortir de cette condition sociale dégradante, -le plus souvent, elles incarnent les deux à la fois. Il s’agit bel et bien d’un dispositif de lutte contre l’invisibilisation : la poésie est nécessaire pour faire entendre les voix tues, celles des artistes mortes en couches, des amours lesbiens qui ne purent être dits. Ainsi se comprend la figure de H. D. (Hilda Doolittle) présente en épigraphe, puis en filigrane dans « Cartographies du silence », où Adrienne Rich reprend le distique doolittlien pour l’arrimer à sa propre poétique : H. D. racontait aussi ses aventures avec les femmes aimées (en particulier la poétesse Bryher), mais de manière codée, sous un amas mythologique, sous diverses figures telles qu’Hélène, Isis, Anath. Adrienne Rich, d’une certaine manière, assume le passage d’un cap politique : celui du moment où l’on peut continuer cette tradition en la rendant plus claire, plus voyante, en bref, c’est une poésie qui correspond à la période où Harvey Milk théorise la nécessité du coming out. Au moment même où l’Amérique vit une vague réactionnaire sans précédent, où les LGBT subissent des menaces terribles et des agressions, la lecture de ce livre est à la fois une bouffée d’air frais et un outil dans la lutte pour l’émancipation. C’est bien cela qu’indique la citation d’Audre Lorde que l’éditeur a placée en bandeau sur le livre : « Lorsque j’entends tes poèmes, je deviens plus entière, plus forte, plus moi-même ». On lit de la poésie pour être plus entier, plus fort, plus soi-même. Certains (les privilégiés) le font pour le pur jeu du progrès intellectuel, d’autres (les dominés) le font pour écarter l’étau de la domination.


Mais ceci ne saurait expliquer ce qui a pu me toucher dans ce recueil. Peut-être est-ce quelque chose de semblable à ce qu’on trouve dans le mouvement dit « confessionnaliste » de la poésie américaine (auquel Rich n’est visiblement pas associée) : un propos tenu par une prosodie nette, permettant des scènes ou des méditations limpides et profondes. Limpides parce qu’il n’y a ni ruptures de syntaxe trop violentes, ni vocabulaire difficile ; profondes parce que les questions posées, ou les sentiments et sensations subtilement évoquées, laissent à la réflexion du lecteur, à son propre travail d’émancipation par le langage. Adrienne Rich nous dresse les dernières pensées de Marie Curie avec une acuité fascinante ; elle invente une magnifique lettre de Paula Becker à Clara Westhoff ; elle écrit à sa sœur, sa mère, une amie morte, et bien sûr à la femme aimée. Nous sommes les récepteurs de ces lettres, écrites comme à des amis. Ce qui fait sans doute l’aspect intime de ce recueil, ce qui m’a tant plu dedans, c’est que nous sommes tout d’abord conviés comme des amis à une discussion poétique, politique, humaine. Discussion parfois houleuse et mélancolique : la poétesse secoue les silences, nous invite à crever les non-dits, et à ressentir la peine pour ceux qui en furent écrasés, et la révolte face au fait que certains en sont encore écrasés. On y entre sans énigme, sans voile posé sur le langage, dans une apparence de transparence, et on plonge peu à peu dans la difficulté du propos. Ainsi chez Sylvia Plath, ainsi chez Robert Lowell, ainsi chez Adrienne Rich. Chez tous ces poètes et poétesses, c’est pourtant bien le langage qui fait problème. Chez Adrienne Rich, au contraire d’une large part de la poésie syncopée qu’on trouve en France actuellement, ce n’est pas dans le cœur même du langage que gît le problème, mais dans son aspect de prise de parole, et son opposition au silence, dans lequel pourtant le poème se love. Tout ceci, en vérité, est bien mieux expliqué, avec une connaissance du contexte bien plus accrue, dans la postface des traductrices, à laquelle je renvoie et qui me paraît d’un intérêt primordial pour toute personne s’occupant de poésie.


Sans que je puisse bien expliquer pourquoi, « Cartographies du silence » est le poème qui m’a le plus marqué dans ce livre. Peut-être est-ce simplement que je méditais depuis un moment sur le thème du silence quand je suis tombé dessus, et alors même que je comptais écrire une chronique sur Robert Juarroz autour de ce thème, mais que l’ouverture de ce livre m’a happé, que je l’ai lu d’une traite en deux jours et ai écrit la chronique d’une traite ce samedi. Je n’ai pas cette fois-ci, l’envie de commenter les quelques vers ci-dessous, tiré de la septième section du poème ; je leur laisserai le mot de la fin.


C’était un vieux sujet même pour moi :

Le langage ne peut pas tout faire –



écris-le à la craie sur les murs où les poètes morts

reposent dans leurs mausolées


Si par la volonté des poètes le poème

pouvait se transformer en chose


un flanc de granite mis à nu, une tête relevée

éclairée par la rosée


S’il pouvait simplement te regarder en face

avec ses yeux nus, sans te laisser te détourner


jusqu’à ce que toi, et moi qui désire faire cette chose,

nous soyons finalement clarifiées ensemble dans son regard


Clment_Nosferalis
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