Le Rire des déesses, Ananda Devi, Grasset
Dans une ville du Nord de l'Inde, une enfant sans nom, « cafouillage de bébé » pour sa mère, et que l'on nommera Chinti (la fourmi), devient la mascotte du quartier (« la Ruelle »), où prostituées et hijras, femmes nées dans un corps d'hommes, sont recluses. L'enfant regarde à travers la fente d'une tenture sa mère recevoir les hommes. « Elle comprend que chacun des visiteurs dévore une partie de sa mère, en arrache un morceau, puis un autre, et qu'un jour, il ne restera rien d'elle que la marque de ses ongles sur le matelas mince ». Shivnath, un faux dévot, qui se prend pour un demi-dieu, client de la mère, s'éprend de la pureté de l'enfant qu'il se fait remettre pour l'emmener à Bénarès et en faire sa déesse. Sous l'impulsion de Sadhana, la hijra, la Ruelle se révolte et part en pèlerinage indigné et vengeur, misérable et lumineux, libérer Chinti des mains de son ravisseur.
Ce roman indien, écrit par une autrice mauricienne de culture hindoue, cette fable, a des allures de Mahâbhârata, d'épopée du bien et du mal des temps contemporains. L'écriture, d'une grande beauté, poétique, précise et tranchante, subjugue.
Mais le plus surprenant est ailleurs : le sort des transexuels en Inde, l'hypocrisie religieuse, la folie pédophile, le sort des femmes, les ressorts de classe, la grandeur des réprouvés y sont traités avec une sensibilité et une délicatesse dont l'autrice ne parvient jamais à se défaire, même lorsqu'elle entend dénoncer des crimes. Il est étrange que, sous cette plume, le portrait de Shivnath, l'homme de Dieu corrompu, soit aussi bouleversant qu'odieux. Et presque mythologique le récit cruel de l'émasculation traditionnelle, c'est-à-dire à vif, de la hijra ( « A dix-huit ans, j'ai subi la souffrance la plus extrême et la joie la plus extrême »).
Oui, c'est bien cela : un roman indien, tout imprégné de l'odeur mêlée des fleurs fraîches et des immondices, des couleurs éclatantes des saris et du poids des misères, des effluves des corps et des fumigations de santal pour honorer les dieux. D'où cependant, dans la fiction, le meilleur triomphe.
Très belle et salubre lecture.