Le coup de force de Gracq tient au fait qu'il brouille géographie et temps : Orsenna, le pays qu'il décrit, est partout et nulle part, étrangement actuel et infiniment antique en même temps. Gracq est un géographe. Il donne sens aux lieux, aux choses, aux paysages. Les villes, les châteaux, les campagnes, le désert, la mer ; tout parle : tout est crédible mais rien n'existe. Ainsi Orsenna est un mélange d'Italie, de vieille Europe, avec des éléments technologiques modernes et anciens. On ne peut vraiment situer ce pays. A l'inverse, en face, le Farghestan semble être un pays peu civilisé, barbare, sans doute s'apparentant à l'Afrique du Nord ou les rives droites de la Méditerranée. La géographie et la temporalité sont donc brouillées, comme dans un rêve. Un simple nom, plausible et imaginaire, et le récit devient nôtre.

Outre cet aspect fictif flou, l'intrigue elle-même est très originale puisque l'action et les enjeux du récit sont sans cesse repoussés. Le roman se termine alors que le conflit tant attendu entre les deux pays, et en berne depuis trois siècles, va commencer. Il appartient donc au lecteur de continuer l'histoire, d'inventer un dénouement que l'on devine dramatique. Ainsi, le héros du livre, Aldo, un jeune noble de la capitale, "ivre d'un rêve héroïque et brutal" en quelque sorte, décide de partir dans la région quasi désertique des Syrthes, au bord d'une mer qui sépare Orsenna du Farghestan pour assister la garnison en poste. Ici, les fastes de la civilisation s'émiettent dans l'usure, l'ennui et l'attente. La flotte est à l'abandon, les soldats démoralisés, tout s'effrite et se perd, dans ce désert qui semble lentement grignoter les restes de gloires passées.

Julien Gracq glisse quelques indices : la guerre est proche, cela fait trois cent ans que le Farghestan et Orsenna ne se sont pas attaqués, mais jamais la paix n'a été signée. Quelque part, notre héros, Aldo, aimerait que les choses bougent, aimerait l'action et même cette guerre tant attendue, mais, sa jeunesse, mal venue dans cette région reculée et sénile d'Orsenna, est sévèrement condamnée par ses pairs. Confronté à l'incrédulité de ses supérieurs, à l'attentisme dévastateur de l'armée, Aldo, impuissant, sent le drame se profiler. La fin du roman, qui s'interrompt alors que l’événement tant attendu est sur le point de se produire, lui donne raison. Pire il le provoque d’une certaine façon, comme pour rompre l’ennui.

Une autre chose intéressante du roman est également son rétro-pédalage. Julien Gracq écrit ce roman au milieu du XXe siècle mais s'attache à décrire un monde classique, ancien, avec une nostalgie forte et un sens du réalisme extraordinaire. Son roman porte sur l'usure de la civilisation, sur l'émiettement d'un Etat tourné entièrement vers sa propre glorification et son mythique passé. Il décrit un monde qui ne produit plus rien de neuf, qui se contemple dans les livres et les récits de lui-même, qui se complaît dans sa vieillesse boursouflée et lénifiante. Pire, la jeunesse et l'audace sont devenues les défauts les plus rédhibitoires. Il vaut mieux se taire et attendre lentement la mort. Car, cette notion de mort, latente dans tout le roman est finalement ce qui fait vivre le récit, au travers de l'ennui, de la déréliction, de la désuétude.

Mais c'est également un roman d'une modernité rare, expérimentale, tant dans le style, très ampoulé, très riche, difficile à lire par moment, avec de très longues phrases descriptives et une portion congrue de dialogues, influencé clairement par le Nouveau Roman et sa volonté de détricoter la structure classique de la narration, en repoussant l'action, en la refusant. Ce qui sert parfaitement le message du roman, profondément politique, sur la capacité d'une civilisation a se régénérer, à produire du neuf ou à mourir. Gracq ne renierait pas l’adage qui veut que la guerre c’est la politique par d’autres moyens. Une guerre comme salvatrice, revivifiante et tout durant destructrice.

Julien Gracq, de sa double casquette d'écrivain et de géographe nous livre un roman magistral qui mêle ses deux passions au travers d'un récit fantastique et réaliste à la fois, d'un roman sur la décadence et novateur dans sa narration. Il lie entre eux les paradoxes qui accouche chez le lecteur d'une frustration, celle de ne pas avoir vu l'action qu'il attendait tant. Ce qui est un coup de force, c'est que cette action, le lecteur l'a déjà imaginée, et le roman, se prolonge ainsi, indéfiniment dans ce monde magnifique et sauvage des rivages des Syrthes.

Créée

le 22 déc. 2023

Critique lue 867 fois

6 j'aime

3 commentaires

Tom_Ab

Écrit par

Critique lue 867 fois

6
3

D'autres avis sur Le Rivage des Syrtes

Le Rivage des Syrtes
Diothyme
8

Retiens l'ennui

Orsenna est la capitale d'un état fictif qui correspondrait à notre Italie, tant par sa géographie que par sa culture. La Cité est en guerre depuis plus de trois cents ans avec le Farghestan qui se...

le 14 févr. 2012

21 j'aime

6

Le Rivage des Syrtes
Nébal
8

Critique de Le Rivage des Syrtes par Nébal

Où l'on relève le niveau. Où l'on fait carrément dans le prestige, même. Et le couillu classieux : pensez donc, un Goncourt refusé ! Mais où l'on ne s'éloigne pas tant que ça de mes préoccupations...

le 30 sept. 2010

15 j'aime

2

Le Rivage des Syrtes
Gambetta
7

Critique de Le Rivage des Syrtes par Gambetta

Comment, dans le cerveau d'un tranquille professeur de géographie angevin, peut germer une œuvre aussi intrigante ? Disons-le tout de suite, l'écriture de Gracq est aussi limpide que la parole de...

le 15 mars 2011

9 j'aime

Du même critique

La Passion du Christ
Tom_Ab
8

Le temporel et le spirituel

Le film se veut réaliste. Mais pour un film sur le mysticisme, sur un personnage aussi mythique, mystérieux et divin que Jésus, il y a rapidement un problème. Le réel se heurte à l'indicible. Pour...

le 26 déc. 2013

62 j'aime

4

The Woman King
Tom_Ab
5

Les amazones priment

Le film augurait une promesse, celle de parler enfin de l’histoire africaine, pas celle rêvée du Wakanda, pas celle difficile de sa diaspora, l’histoire avec un grand H où des stars afro-américaines...

le 7 juil. 2023

52 j'aime

5

Silvio et les autres
Tom_Ab
7

Vanité des vanités

Paolo Sorrentino est influencé par deux philosophies artistiques en apparence contradictoires : la comedia dell'arte d'une part, avec des personnages clownesques, bouffons, des situations loufoques,...

le 31 oct. 2018

30 j'aime

4