Cette reconstruction d'un roman inachevé est à la fois frustrante et passionnante, elle reflète la cohérence et les hésitations du parcours de DFW, et est bien sur profondément émouvante quand on connait son destin, difficile de s'en cacher.
On retrouve les thèmes et les engagements esthétiques qui mûrissaient plus ou moins depuis ses premiers livres:
Refus de l'ironie en tant que système, refus du divertissement pur, retour de la psychologie, dépassement du post-modernisme et recherche d'un certain réalisme ("Mon rêve précis était de devenir un écrivain de fiction immortel à la Gaddis, Balzac, Perec et al."), utilisation de l'autobiographie, exploration des névroses et la solitude, de la Contre-culture des 60s et ses conséquences contre-intuitives.
Les sujets du livre sont ni plus ni moins que l'ennui et ses conséquences ("Peut-être l'ennui est-il associé à la douleur psychique car ce qui est ennuyeux ou opaque ne se révèle pas assez stimulant pour distraire les gens d'une autre sorte de douleur , plus profonde toujours présente ne serait-ce qu'en bruit de fond, et que la plupart d'entre nous emploient presque tout leur temps et leur énergie à tenter de ne pas éprouver" )
, et le fonctionnement d'un monde (l'IRS) en tant qu'image du monde lui-même ("le monde est une bureaucratie"; "la société ; une accumulation de faits" cf. le Tractacus de Wittgenstein) et en quoi il est symbolique d'une sorte de désenchantement ( "Aujourd'hui la frontière héroïque se situe dans l'ordonnancement et le déploiement de ces faits. La classification, l'organisation, la présentation.", " la clef bureaucratique sous-jacente est la capacité à gérer l'ennui")
Le livre tourne autour de ces deux trous noirs en multipliant les tentatives d'approches via différents point de vue, différents personnages, différentes narrations. Le roman est éclaté et sans intrigue principale très nette.
On sent que Wallace aurait pu faire trois fois plus long, il n'a rien perdu de sa volubilité, mais la tonalité est moins lumineuse que d'habitude, DFW refuse de désamorcer les implications de sa fiction ("s'il y a bien une chose que ce livre n'est pas, c'est un genre d'astucieux pince-têton métafictionnel") Le texte n'est jamais ou presque satirique ni spectaculaire . Wallace garde ses idiosyncrasies, mais écrit un peu contre lui-même, dans la douleur d’être au monde, d’y être adulte sans quelqu’un pour vous en sortir.
Sans savoir ce qu'aurait pu être le roman sans le suicide de son auteur, on se doute que tout ceci n'a pas de "fin" dans tous les sens du terme, il n'y a que des tentatives d'éclaircissement de choses maîtres dans l'art de se ne pas de dévoiler.
L'inachèvement et l'échec font partie du projet lui-même.
" Le froid augmente avec la clarté" disait Thomas Bernhard.