« C'est comme quand on tourne un documentaire. Soit on tente de faire croire qu'on y voit les gens « pour de vrais », c'est-à-dire comme ils sont quand on n'est pas là pour les filmer, soit on admet que le fait de les filmer modifie la situation, et alors ce qu'on filme, c'est cette situation nouvelle. Pour ma part, ce que dans le jargon technique on appelle les « regards caméra » ne me gêne pas : au contraire, je les garde, j'attire même l'attention sur eux. Je montre ce que désignent ces regards, qui dans le documentaire classique est supposé rester hors champ : l'équipe en train de filmer, moi qui dirige l'équipe, et nos querelles, nos doutes, nos relations compliquées avec les gens que nous filmons. Je ne prétends pas que c'est mieux. Ce sont deux écoles, et tout ce qu'on peut dire en faveur de la mienne, c'est qu'elle est plus accordée à la sensibilité moderne, amie du soupçon, de l'envers des décors et des making of, que la prétention à la fois hautaine et ingénue de Marguerite Yourcenar à s'effacer pour montrer les choses telles qu'elles sont dans leur essence et leur vérité »
D'un certain côté, dans cet extrait, Emmanuel Carrère résume tout ce que je n'aime pas chez lui. Cette volonté de paraître moderne. Ce snobisme de bobo parisien qui croit révolutionner le roman en déballant son intimité à longueur de pages. Si vous voulez tout savoir sur la résidence secondaire qu'Emmanuel Carrère a acheté sur une île grecque, sur la nounou qu'il avait engagée ou sur le type de vidéo porno qu'il aime regarder, alors vous serez servis ! (et il ose traiter Yourcenar de « hautaine »...).
Donc oui, c'est le troisième livre que j'ai lu de Carrère, et il commence sérieusement à m'énerver. Finalement, sur les 620 pages de ce livre, si on enlève toutes celles où Carrère déballe sa vie privée passée ou présente, il doit en rester à peine la moitié.
Et, en même temps, dans cette autre moitié, j'aime plutôt ce qu'il dit et le genre de réflexions qu'il mène.
Le Royaume est censé raconter les origines de l’Église chrétienne (ou plutôt, comment le génial Emmanuel Carrère va faire une enquête sur l’Église Chrétienne). Oh ! il se garde bien de se faire passer pour un historien : son travail est plus celui d'un romancier, de l'auteur d'un roman historique dont l'imagination va combler les vides des historiens, et qui va apporter une psychologie à des êtres qui, sans cela, resteraient uniquement des figures de papier.
Bien entendu, c'est l'avis d'Emmanuel Carrère, et l'écrivain s'amuse à nous proposer des comparaisons volontairement surprenantes (comparer Paul à Trotsky et Pierre à Staline, faut oser). Mais au-delà de ces petites blagues d'un goût douteux, le livre se lit vite et, au détour d'une page, on peut avoir des réflexions intéressantes.
« L'essentiel, répétait Paul sans se lasser, c'est de croire à la résurrection du Christ : le reste est donné par surcroît. Non, répond Jacques – ou Luc, quand il fait parler Jacques : l'essentiel, c'est d'être compatissant, de secourir les pauvres, de ne pas se hausser du col, et quelqu'un qui fait tout cela sans croire à la résurrection du Christ sera toujours mille fois plus près de lui que quelqu'un qui y croit et reste les bras croisés en se gargarisant de la Largeur, de la Hauteur, de la Longueur et de la Profondeur. Le Royaume est aux bons Samaritains, aux putes aimantes, aux fils prodigues, pas aux maîtres à penser ni aux hommes qui se croient au-dessus de tout le monde »
Revenir aux paroles du Christ. Le problème de l’Église chrétienne, c'est qu'en s'institutionnalisant, en devenant une église justement, elle a trahi les paroles du Christ. Reprenez les Évangiles, lisez les paroles de Jésus. Quel point commun entre cela et les intrigues de palais de la Curie Romaine ?
Pire encore : y-a-t-il vraiment un point commun entre les enseignements de Jésus et ceux de Paul ? Or, l’Église s'est fondée sur Paul. Paul le misogyne. Paul le théologien qui n'avait qu'une vision désincarnée du Christ. Paul l'ancien Juif dont les écrits ont servi de base à deux millénaires d'antisémitisme chrétien.
Ce n'est qu'en prenant conscience de cet écart entre les enseignements de Jésus et ce qu'est devenue l'église qui prétend porter son nom, qu'on se rend compte du côté révolutionnaire d'un personnage comme François d'Assise, qui a osé dire aux dirigeants de l’Église qu'ils ne respectaient pas les principes fondamentaux du seul personnage qui devait leur servir d'exemple.
Et Carrère, à la fin de son livre, a raison de conclure que l’Église, de nos jours, vit dans une sorte de nostalgie de cette époque de pauvreté, où elle avait moins l'impression de trahir son Messie.