Souvenez-vous de l'épisode de la lanterne magique dans Combray : pour égayer la chambre du jeune narrateur, on lui offre l'un de ces appareils en vogue qui vient enluminer ses murs si familiers d'apparitions surnaturelles et peintes de couleurs vives. Mais s'il leur trouve un certain charme, ces fantasmagories n'auront que pour seul et indésirable effet d'agrandir les peines de l'enfant, en lui dévoilant la triste et inquiétante étrangeté de sa vie lorsqu'elle n'est plus régie par l'habitude.
Le sanatorium au croque-mort, c'est un peu l'histoire de ce garçon auquel on donne tout à la fois la chance et le malheur d'accéder à un monde fait de visions et de rêveries, de plonger dans un tumulte de couleurs et de lumières, où le bleu du ciel déborde du cadre des fenêtres. Bruno Schulz est le démiurge de ce cosmos, le projectionniste fou qui s'affaire derrière son optique. Dans un nuage de fumée, plus qu'un simple cortège d'images troubles, ce sont les propres mouvements de son âme qu'il projette sur les parois du monde sensible. La moindre de ses émotions, de ses impressions est ainsi mêlée au tourbillon des choses terrestres pour acquérir une physicalité et faire corps avec un objet, un paysage, une saison. Dès lors, les artefacts issus de l'imagination – un univers caché dans un timbre à l'effigie de François-Joseph, des voies en marge du temps où les mois se comptent par treize, des hivers multicolores qui feraient pâlir les plus beaux arcs-en-ciel de Rimbaud – sont autant de jouets pour un écrivain en mal de psychologie qui, sous couvert de fantaisie, cherche seulement à rejouer sa vie, la mettre en scène. En témoigne la figure obsédante et sans cesse changeante du père, tantôt mouche ou écrevisse parmi les hommes, tantôt mort parmi les vivants, qui hante la plupart des nouvelles.
L'entreprise, qui a de quoi donner le vertige, a clairement quelque chose de borgésien avant l'heure : Schulz comme l'Argentin veut dire le non-être, mettre des mots là où il n'y en a pas. Ou du moins s'en approcher le plus possible, car il sait la tâche impossible et se complaît dans cette impossibilité : d'où ces mots lancés par bouquets, par feux d'artifices, comme pour nous faire oublier, l'espace d'un instant, l'ineffable des choses. Alors, forcément, dans cette prose comme un magma perpétuel, on se dit bien assez vite que l'ensemble menace à tout moment de s'effondrer sous le poids des métaphores. Il y a toujours cet adjectif en trop ici, cet adverbe un peu long là. Mais non : par un miracle sans cesse renouvelé, Babel tient bon, l'honneur est sauf. Même la perte de vitesse sur les dernières pages, qui lorgnent plus du côté d'un Kafka sans relief, n'entame en rien la puissance évocatrice rare des premiers récits et de la nouvelle éponyme. Le recueil garde dans sa globalité une cohérence presque inespérée et l'écriture de Schulz, curieuse asymptote qui dit tout et fait tout pour finalement ne rien dire, poursuit sa course sublunaire dans la plus grande sérénité. Reste au lecteur de ressentir le froid caractéristique qui succède au passage d'une comète.