Qui a dit que Kafka n'avait pas écrit de roman d'amour ? Longue de quelques mois seulement, sa correspondance avec Milena Jesenská, celle qui fut d'abord sa traductrice, raconte la passion vibrante et compliquée de l'écrivain : l'attente, les (rares) moments de joie, le doute, l'angoisse.
Aucune lettre écrite par Milena n'ayant été conservée, les phrases de Kafka s'empilent comme dans le vide. Dans un livre hanté par l'absence de l'autre, sa voix semble sans cesse renvoyée à son propre écho.
Les plus belles de toutes tes lettres (et les plus belles c'est beaucoup dire, car elles sont toutes ensemble et presque dans chacune de leurs lignes ce qui m'est arrivé de plus beau dans la vie), ce sont celles dans lesquelles tu donnes raison à ma « peur », tout en essayant d'expliquer pourquoi je ne dois pas l'avoir. Car moi aussi, même si j'ai parfois l'air d'être son avocat soudoyé, je lui donne probablement raison au plus profond de moi-même, que dis-je ? elle compose ma substance et c'est peut-être ce que j'ai de meilleur. Et comme c'est ce que j'ai de meilleur, c'est peut-être aussi l'unique chose que tu aimes en moi. Que pourrait-on en effet trouver d'autre à tant aimer en ma personne ? mais elle, elle est digne d'amour.
Milena vit à Vienne, Kafka à Prague. Lui est fiancé, elle est mariée. Les deux amants ne se rencontreront qu'à deux reprises, en 1920 : quatre jours à Vienne, un jour dans la ville frontalière de Gmünd. Tous deux ne s'en cachent pas : leur relation est sans avenir, elle ne pourra exister ailleurs que dans la temporalité fragmentée de leur correspondance, ce même présent lâche et visqueux, chaque jour rejoué en boucle.
Bien vite, les lettres deviennent d'ailleurs le premier sujet de conversation. Elles ne disent bientôt rien d'autre que leur simple condition de lettres. La forme vampirise le fond : on accuse réception, on lit, relit la lettre reçue, on évoque celle à venir, on dit à l'autre ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas écrire, on se dit de ne pas s'écrire, de ne pas s'écrire tous les jours à tout le moins, on s'écrit tout de même. Écrire pour ne rien dire : écrire pour écrire.
Incapable de répondre à la passion terrestre de Milena, Franz s'abîme et se heurte au néant. On en vient à mieux comprendre le titre du livre de Blanchot : De Kafka à Kafka. La lettre, medium de communication entre les hommes, prend un accent pour devenir médium, intermédiaire avec les esprits.
La grande facilité d'écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde – du point de vue purement théorique – un terrible désordre des âmes : c'est un commerce avec les fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route.
Alors, quand, un soir de novembre, Kafka décide de préférer la tristesse au tourment en arrêtant brutalement d'écrire à Milena, la tentation est grande de jeter un pont (celui de Nosferatu, naturellement) entre 1920 et aujourd'hui. Pour qui a déjà goûté aux affres de l'amour 2.0, comment ne pas voir en effet dans le silence radio de l'écrivain un ancêtre du si joliment nommé ghosting ? Kafka, c'est un peu toi qui te ronges le cœur depuis mercredi 18h52, heure à laquelle Facebook t'indique qu'elle a « vu » ton message sans qu'elle ne daigne pour l'instant t'accorder le soleil d'une réponse. Kafka, c'est encore toi qui ne reçois rien d'autre qu'un pauvre like impersonnel de sa part, une miette pour nourrir tes ectoplasmes grouillants.
On voudrait pouvoir les conjurer, mais le mot lui-même est incertain, et les chasser, c'est encore un autre moyen de les convoquer. De toute façon, la petite voix de notre intuition s'est déjà fait une raison : les hommes et leurs médiums peuvent changer, les fantômes, eux, glisseront toujours aussi allègrement.