Le Satiricon de Pétrone (enfin, est-ce vraiment de lui ? Encore un mystère qui tourne autour de ce roman) est une oeuvre, que dis-je, un chef d'oeuvre extrêmement perturbant. J'en avais lu des extraits, comme tout bon latiniste, en cours de lettres classiques. Soyons francs, le roman est une mélasse car, à cause des obscures dédales du temps, il comprend de nombreuses lacunes ce qui fait que les chercheurs ont délibérément mis dans un ordre discutable différents pans de textes. Il raconte l'histoire d'Encolpe, un fils d'une aristocratie qui semble un peu désargentée, qui parcourt la Rome néronienne du Ier siècle après Jésus-Christ en compagnie de son mignon (pratique très répandue à l'époque) Giton, un jeune éphèbe de 16 ans très séduisant semble-t-il. Le roman se partage en plusieurs arcs narratifs laborieusement reconstitués dont le plus complet est le fameux et truculent dîner chez Trimalchion. Sinon, ce sont des histoires un peu graveleuses, comme une rivalité amoureuse entre Encolpe et son ami Ascylte au sujet de Giton, une obscure affaire d'arnaque sur les héritages et la tentative désespérée du personnage principal de soigner ses troubles de l'érection car celui-ci n'arrive ni à satisfaire sa dame ni son amant. La trame n'a pas grand intérêt tant le sujet du livre est celui d'une satire de la société romaine de l'époque, trop facilement perçu comme décadente bien que certains spécialistes commencent à évoquer la possibilité d'une certaine caricature des Chrétiens sur le sujet de Néron et de sa société.
Si ce roman peut être perçu comme le fondateur du roman moderne, il est tout du moins d'une étonnante et pas moins perturbante modernité, tant du point de vue des sujets concernés (une autopsie de la société romaine) que du point de vue de la description des personnages et de leurs moeurs. La traduction d'Henry de Monterlant rajoute au fond une forme très moderne, et la traduction se révèle très agréable à lire, sans pudibonderie ni vulgarité délibérément ajoutée. Le lecteur apprend beaucoup, s'il réussit à traverser les difficiles premières pages, de cette Rome sinon fantasmée du moins critiquée. En effet, l'importance croissante des affranchis souvent étrangers dans la société au détriment des classes sénatoriales classiques, les inégalités sociales grandissantes, l'héllenisation des modes de vie (notamment avec une forme d'homosexualité aristocratique) ou encore les affaires pas très reluisantes de gros sous, le tout sur fond d'une forme de mysticisme mythologique un peu hasardeux. En fait, on ne peut que ressentir un profond malaise à la lecture de ce roman, d'autant plus qu'il réussit avec une certaine drôlerie à évoquer des sujets qui étrangement reflètent l'anomie que traverse la France du XXIème. Non pas que ces deux sociétés se ressemblent, ce n'est évidemment pas le cas, mais les brusques changements économiques et sociaux tendent à produire les mêmes effets de tout les temps, et les Hommes, eux, sont tout à fait semblables dans leur mode de vie et leurs réflexes psychologiques. Ce que nous apprend le roman de Pétrone, c'est une forme d'humilité car si l'Homme est le même, c'est également le terme épicurien du carpe diem qui revient en permanence comme pour conjurer les sortilèges d'une société malade.
Il y a des passages à mourir de rire de drôlerie notamment le très célèbre, et pas moins bon dîner chez Trimalchion qui donne en spectacle sa richesse et sa réussite. Si décadence il y a dans ce roman, c'est bien chez cette personne que l'on l'a trouve. Un certain nihilisme et un certain cynisme traversent les descriptions de la fête et du personnage. Le lecteur ne peut que s'esclaffer face aux disputes entre Trimalchion et son épouse Fortunata ou lors d'extravagantes mises en scènes lors du dîner. Certains spécialistes y ont vu une oeuvre de dénonciation des moeurs de l'Empereur Néron d'un membre de sa cour exécuté ensuite (le fameux Pétrone), mais si je ne désire pas défendre cet homme, il faut reconnaître que de nombreuses controverses viennent montrer que l'homme n'a pas été aussi mauvais qu'on le dit, et qu'il n'a pas du tout été à la source de l'incendie de Rome, et mieux encore, qu'il a bâti énormément dans la capitale italienne. En fait, il est compliqué de déceler le vrai du faux, mais en tout cas c'est avec une certaine prudence que doit être évoqué l'hypothèse d'une satire de l'Empereur. Ensuite, un préjugé consiste à dire que, forcément, une société où l'homosexualité règne et dans laquelle les aristocrates font faillite est forcément malade. Peut-être pas. Le Satiricon semble, en tout cas dans les seuls extraits dont nous disposons, devoir être considéré comme ce qu'il est : une oeuvre littéraire drolatique, aux éclairs de lucidité fréquents et aux fulgurances éclatantes. Le roman n'est clairement pas une invention moderne, et bien s'en porte la littérature.