Le fait d’envisager la chasse aux sorcières comme un phénomène non pas anecdotique ou folklorique d’un passé fantasmé mais comme un processus patriarcal conscient de destruction systématique des populations féminines et de leurs voix a été popularisé par Mona Chollet dans son célèbre ouvrage Sorcières : la puissance invaincue des femmes, cependant cette thèse avait déjà été formulée, dans une version plus concise, par la philosophe essayiste Françoise d’Eaubonne en 1999. Cet ouvrage mérite le détour pour plusieurs raisons : contrairement à Mona Chollet qui s’appuie principalement sur la culture populaire moderne et sur des corpus de presses féminines, Françoise d’Eaubonne affiche une érudition plus marquée et fait un tour d’horizon de la culture aussi bien chrétienne qu’antique, afin de détecter le terreau intellectuel qui a mené à une gynophobie aux conséquences politiques sanglantes. Elle envisage dans un premier temps les origines d’une opposition de civilisations patriarcales à des cultures matriarcales et traque la naissance d’un fantasme culturel du « sexocide » dans les différentes mythologies qui ont structuré l’imaginaire occidental au cours d’une synthèse qui n’a pas vocation à être exhaustive. Même si quelques torsions historiques sont occasionnellement problématiques sur le plan méthodologique, le chapitre consacré à l’ambivalence du traitement de la femme dans l’histoire de la chrétienté (d’une « gynophilie » présente dans le Nouveau Testament à une « gynophobie » renouvelée et exacerbée dans le bas Moyen âge) laisse entrevoir des vérités contre-intuitives nuançant l’histoire de la condition féminine en Occident. Le deuxième temps de l’essai, consacré à la chasse aux sorcières du XVe au XVIIe siècle et aux sources intellectuelles de cette gynophobie institutionnelle, propose une base de réflexion claire et solide qui a été reprise par Mona Chollet dans son propre ouvrage.

L’ouvrage souffre à mes yeux des défauts propres au genre pamphlétaire ; ces défauts n’amoindrissent toutefois ni la rigueur intellectuelle et conceptuelle de son écriture, ni la richesse de ses références (aussi bien théologiques qu’archéologiques et littéraires). L’absence de bibliographie finale ou de notes suffisamment déployées à travers l’essai empêche d’aller approfondir les nombreuses pistes lancées à la réflexion – mais d’Eaubonne n’avait peut-être pas non plus la volonté de produire un ouvrage universitaire – de même que la périodisation historique manque par moment de précision au sein même des siècles du « sexocide » (1450-1650). Enfin, les qualifications injurieuses ou tombant dans le domaine du diagnostic psychiatrique, laissant entendre que tel dominicain ou inquisiteur était sans doute un obsédé sexuel ou un pédophile refoulé, n’ont que peu d’intérêt même si cela s’inscrit dans une logique de dénigrement ad hominem propre au registre pamphlétaire. Les faits établis étaient suffisamment accablants pour qu’il ne soit pas nécessaire de les redoubler par des effets de style grossiers. Ces quelques défauts n’affectent en rien mon appréciation de l’essai, même s’ils ont pu provoquer à l’occasion quelques haussements de sourcils, et n’occultent pas la puissance de la thèse initiale de l’autrice.


JimmieConway
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le 3 janv. 2024

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