Pour avoir volé une paire de jeans sur une corde à linge à Tbilissi en 1968, le fils de cordonnier géorgien Djoudé Andronikachvili voit son destin basculer à l’approche de ses dix-huit ans. Manipulé par les caïds de son quartier jusqu’à endosser, lui le mineur qui soi-disant ne risque pas grand-chose, un double meurtre qu’il n’a pas commis, le voilà condamné à dix ans de prison dont, pour rejoindre plus vite son grand amour la belle Manouchak, il obtient la réduction au tiers en optant pour les travaux forcés. Les conditions de détention y sont tellement dures que chaque année y compte en effet triple.
Et c’est bien dans la pire des géhennes que tombe notre naïf, envoyé dans une mine d’or du terrible Grand Nord soviétique. « Il est fort probable que tu sortes d’ici les pieds devant », lui promet-on dès son arrivée. Si le froid, la faim et l’épuisement n’y suffisaient pas, resterait la férocité des hommes au sein de la terrifiante machine du Goulag. Commence pour Djoudé le narrateur une série d’épreuves infinies qui, de Charybde en Scylla, le tiendront dans les mâchoires d’un engrenage toujours plus inextricable. Seule sa foi naïve dans le triomphe de son innocence et dans l’indéfectible amour qui l’attend à Tbilissi lui permettra de traverser vivant, jusqu’à son retour chez lui quarante ans plus tard, l’arbitraire vindicte d’un système capable d’imputer deux, puis trois, puis cinq meurtres à un innocent, broyant sans recours sa vie et celle des siens. Entre temps, l’Union Soviétique s’est effondrée, sans pour autant que cela mette un terme au calvaire des gens honnêtes, confrontés à une nouvelle race de loups, voracement occupés à s’entre-dévorer. Il semble que les malheurs du pauvre Djoudé n’auront décidément pas de fin.
Au travers de son infortuné personnage, si attachant dans son intégrité malmenée par les violences de l’Histoire et les crimes des puissants, ce premier roman du cinéaste géorgien Temur Babluani incarne avec force l’impuissance dans le malheur des individus confrontés au non-droit et à la tyrannie des dictatures. Mais, s’il charge la barque de ce pauvre Djoudé, inlassable Sisyphe cramponné à ses valeurs d’amour, d’amitié et de générosité dans un monde infernal et chaotique qui n’a plus d’autre Nord que la ruse et l’instinct de survie face à l’arbitraire et à la violence, c’est autant pour dénoncer l’inacceptable que pour insister sur ce que la persécution n’ôtera jamais du coeur des hommes, du moins de ceux que la mort ou la folie n’auront pas fait taire : cette irréductible petite flamme d’humanité et de liberté, notamment colportée par l’art et la littérature, prête à refleurir à la première occasion comme certaines graines dans le désert.
« Il me semble que ma vie s’est écoulée sans que je sois vraiment impliqué dedans », soupire Djoudé à la fin du roman. A en croire le succès en Géorgie de cette histoire, beaucoup de contemporains de l’auteur, né en 1948 et passé en trois-quarts de siècle de la déstanilisation à l’irruption du capitalisme sauvage après la fin du bloc soviétique, s’y seront d’une certaine façon reconnus. Maintenant traduite en français, cette vaste fresque romanesque qui, malgré son extrême noirceur, laisse place à l’espoir, séduira autant les amateurs de grandes sagas tragiques et mouvementées que les lecteurs friands de récits à vraie portée historique et sociale.
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