Premier tome de la trilogie haïtienne de Smartt Bell, un roman très ambitieux et très réussi.
Paru en 1995, ce premier tome de la trilogie haïtienne de Madison Smartt Bell allie un souffle proprement épique à une construction romanesque d'une grande finesse.
Le fil narratif principal démarre en 1791, lorsque les agents provocateurs des royalistes et des grands planteurs (blancs) fomentent une révolte d'esclaves destinée à faire rapidement changer d'avis les émissaires des révolutionnaires métropolitains concernant le caractère indispensable du maintien de "lois raciales" (pour employer un anachronisme) dures. On suivra ainsi de près un médecin fraîchement arrivé de métropole à la recherche de sa sœur et un esclave marron gravitant dans l'orbite des dirigeants de la "fausse révolte" (qui dégénère très rapidement en révolte authentique et de très grande ampleur), ainsi qu'une impressionnante galerie de personnages "secondaires" (mais parfois cruciaux), au nombre desquels Toussaint Louverture lui-même, alors encore commis, affranchi, d'une grande plantation.
Le second fil narratif, en un redoutable effet d'accélération, nous place en 1802 avec l'arrestation de Toussaint Louverture, alors au faîte de sa puissance, et son chemin d'exil et de captivité dans le Jura malgré les promesses faites par Bonaparte, sans que cela puisse vraiment ralentir la marche d'Haïti vers l'indépendance et l'égalité raciale.
"Je me suis senti le cœur plus léger en entendant, ce matin, que notre vaisseau levait l'ancre. Ces derniers jours au port ont été extrêmement pénibles à vivre, à cause des rumeurs annonçant de nouveaux troubles, voire une révolte plus grave que les précédentes, provoqués par la présence à bord de notre prisonnier, le chef brigand Toussaint en instance de déportation. Toutes les factions de la ville du Cap - ou de ce qu'il en reste - sont une fois de plus dressées les unes contre les autres. Quant au port proprement dit, ses eaux grouillent de requins venus s'y repaître avec voracité de la chair des perdants des combats qui se déroulent sur le rivage."
Mêlant rapports policés très "Ancien Régime", cruautés et exactions des différentes factions en guerre, rapports troubles et sensuels, cyniques ou sincères, entre les personnes, éléments réels dûment documentés et inventions romanesques habiles dans les "blancs" de l'histoire, cette fresque imposante (730 pages en Babel pour ce premier des trois tomes), écrite par un romancier américain qui découvrira notamment par la suite Lyonel Trouillot, provoque l'admiration, et une très nette horreur rétrospective, tant la précision et la crudité du propos, mieux que bien des essais, nous renvoie à la cruauté absolue des conceptions majoritaires de l'époque, et à l'incroyable complexité des mécanismes d'émancipation.
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