Décédé en 2013 à l’âge canonique de 96 ans, José Luis Sampedro fut l’unes des grandes figures des lettres espagnoles contemporaines. Economiste de formation, essayiste, critique littéraire, il fut membre de l’Académie royale espagnole. Relativement confidentiel dans nos contrées, où seulement quatre de ses romans ont été traduits, José Luis Sampedro connut un grand succès littéraire avec son septième roman, publié en 1985, Le sourire étrusque.


Roman intimiste se déroulant en Italie au milieu des années 1980, Le sourire étrusque fait référence à une oeuvre d’art exposée à Rome à la villa Giulia. Il s’agit d’un sarcophage retrouvé sur le site de Banditaccia très similaire au fameux sarcophage des époux étrusques, que tout visiteur peut admirer au Louvres.


"La femme, appuyée sur le coude gauche, les cheveux retenus en deux tresses qui lui tombent sur la poitrine, arrondit délicatement la main pour l'approcher de ses lèvres pulpeuses. Derrière elle, l'homme, pareillement appuyé, barbe en pointe sous une bouche de faune, entoure de son bras droit la taille féminine. Sur les deux corps, le ton rougeâtre de l'argile cherche à révéler le tréfonds sanguin invulnérable au passage des siècles. Et sous les yeux étirés, bridés à l'orientale, fleurit sur les visages un même sourire indescriptible : sage et énigmatique, serein et voluptueux."


Atteint d’un cancer déjà très avancé, Salvatore Roncone, un vieux berger calabrais, accepte de rejoindre la famille de son fils à Milan où, espère-t-on, un grand oncologue pourra l’examiner et éventuellement lui proposer un traitement. Salvatore, qui préfère qu’on l’appelle Bruno, son nom de maquisard, n’aime pas beaucoup Milan, et encore moins sa belle-fille, mais il a hâte de découvrir son petit-fils, âgé de quelques mois et avec lequel il espère rattraper le temps perdu. Sur le chemin, son fils est amené à s’arrêter à Rome, pour rendre visite au directeur de la Villa Giulia, où sa femme espère décrocher un poste. Déambulant dans le musée, le vieux Calabrais tombe sur ce célèbre sarcophage étrusque et reste longtemps figé par la beauté, la grâce et le caractère énigmatique des époux. Ce sourire de contentement, cette attitude de plénitude, ce geste de tendresse de l’époux ne sont pas des caractéristiques que l’on retrouve dans la statuaire gréco-latine. Alors le vieux interroge son fils, qui étaient donc ces Étrusques, pourquoi paraissent-ils si différents des statues et des fresques romaines. C’est que le Salvatore n’aime pas beaucoup les gens du nord, les romains ou les milanais lui paraissent trop maniérés, ils ont perdu leurs racines et ne font plus corps avec leur terre, leur nourriture est aseptisée, leur langage trop châtié… ils ne savent plus ce qui est vrai. Lui est un homme, un vrai, et il ne s’embarrasse guère de manières et de civilités inutiles. Alors ces Étrusques ont beau être hautement raffinés, ils sont avant tout les ennemis de Rome et ont dû subir son joug, comme les Calabrais et autres gens du Sud. Et puis leur bonheur simple et authentique atteint sa propre sensibilité, enfouie sous des couches de rusticité, de dur labeur et d’actes de bravoure. C’est une première brèche dans son armure de vieux berger bourru, que son petit fils Bruno (comme son nom de résistant à lui) finira par agrandir au fil des jours, resserrant les liens familieux entre le père, le fils, le petit-fils et la belle-fille.


Ce choc des cultures (Nord vs Sud), c’est toute l’histoire de l’Italie, où les haines ancestrales entretenues au fil des siècles sont toujours prégnantes. Milanais, Piémontais, Florentins, Romains, Calabrais, Napolitains, Siciliens… tous vivent dans le même pays, mais par leurs différences culturelles et leur histoire, s’opposent en de nombreux points et portent sur l’autre un regard empreint de défiance et d’incompréhension. Pourtant Sampedro arrive à rendre ces antagonismes presque attachants, les particularismes deviennent des traits culturels éminemment fascinants pourvus qu’ils soient explicités et compris. C’est l’incompréhension qui mine les relations et non pas les différences. Mais le roman tire évidemment toute sa force de l’étonnant personnage de Salvatore/Bruno, ce vieux berger calabrais bourru, presque fruste en apparence, un tantinet machiste, mais doté d’une force et d’une vitalité incroyables. C’est toute l’Italie du Sud qui passe par son regard, ses commentaires in peto et sa manière d’être. Mais derrière la carapace, derrière l’homme dans toute sa splendeur, se cache en réalité un homme qui découvre sa propre sensibilité, qui se révèle au contact de son petit fils avec lequel il devient tendre, indulgent, éminemment protecteur et incroyablement complice. Et c’est toute la subtilité de ce roman de suggérer que cette transformation n’aurait jamais pu se produire si le vieux était resté en Calabre, sous l’influence de siens et de sa culture. La révélation c’est évidemment ce mélange des cultures, cette fusion des sensibilités éminemment salvatrice et pas nécessairement antagonistes si la rencontre se fait dans le respect de l’autre.


Incroyablement beau et touchant, Le sourire étrusque est un pur chef d’oeuvre de sensibilité et de subtilité, un roman rare qu’il faut lire de toute urgence pour saisir en quelques centaines de pages toute l’âme de l’Italie.

EmmanuelLorenzi
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le 1 juin 2018

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