Une torture...
Si le terme de torture est sans doute excessif pour décrire le rapport que j'ai entretenu avec cette lecture, je dois avouer qu'il s'en approche. La vallée des larmes Disons que ce livre incarne de...
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le 6 août 2020
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Qu’attend-on de l’art, exactement ? Qu’il dénonce ? Qu’il réveille ? Qu’il transforme les masses en révolutionnaires éclairés ? Adolescente, et même aujourd'hui, secrètement au fond de ma vie de petite fonctionnaire, je rêvais de voir naître, un jour, ce fameux jour couleur d'orange : une prise de conscience de masse, née du succès d'un film ou d'une chanson. Vous savez, ces films du style Parasite de Bong Joon-Ho ou encore L'An 01 de Resnais. Ou, dans le registre musical, de manière plus discutable, le délicat "Manu dans l'cul" de Damien Saez.
Oui, je le confesse, c'est ce qui me vient à l'esprit spontanément quand je pense à une œuvre populaire qui questionne notre vie de consommateur aliéné. Et je me justifie à la fin de cette critique.
Mais soyons honnêtes : ce jour n’arrive pas. Et la sociologue au fond de moi, en lutte avec la petite-bourgeoise culturelle qui croit encore au pouvoir des mots, a bien la conscience trouble que si le monde se transforme, ce ne sera pas par le réveil des consciences.
C’est ce doux fantasme (ou ce gros malentendu) que Jacques Rancière critique avec méthode et finesse dans Le Spectateur émancipé. Et à mon très humble avis, c'est vraiment ça qui fait tout l'intérêt de ce bouquin.
Mais alors, si le temps des cerises ne viendra pas de l'art, à quoi sert-il ? Seulement à nous distraire ? Rancière ne dit pas que l’art ne sert à rien. Il dit juste que ce n’est pas parce qu’une œuvre est critique qu’elle produit des effets critiques. Il y a un gouffre entre l’intention de l’artiste et ce que le spectateur en fait. Et ça, déjà, ça m'explique pourquoi je souffle à chaque fois que je vois à l'affiche un énième "film social". Suffit pas de faire de l'œuvre (souvent mal) engagée pour produire de l'engagement.
Et c’est là que réside son idée clé : l’artiste ne contrôle rien, il ne maîtrise pas la réception de son œuvre. L’effet de celle-ci ne dépend ni de son contenu, ni même de son engagement. Il dépend de la manière dont elle est perçue, interprétée, digérée — bref, de ce que le spectateur en fait.
Et ce spectateur n’est pas un bénêt passif à qui il faudrait “ouvrir les yeux”. Il est déjà actif, même quand il ne comprend rien. Il regarde, il pense, il ressent, il projette, il interprète. Parfois il s’en fout. Parfois il est troublé. Parfois il ne sait pas trop pourquoi, mais ça lui reste dans la tête.
Donc oui, une œuvre peut déranger. Elle peut produire un dissensus esthétique (le concept qu'il utilise pour dire qu'une œuvre gratte, qu'elle ne colle pas à la police, c'est-à-dire à la grille de lecture de l'ordre établi). Mais ce trouble, ce décalage, ce doute… il n’est pas politique par lui-même.
Pour qu’il y ait un effet politique, il faut qu’il y ait une structure politique. Une organisation. Un fond de l'air rouge. Des gens qui s’en emparent. Un espace où ce trouble peut devenir conflit et pas juste frisson ou indignation molle sur son canapé. Et dans un monde où les collectifs se font rares, où les luttes sont morcelées… eh bien, l’œuvre critique tombe à côté. Elle tape dans le vide. Elle vise (parfois) juste, mais il n’y a plus de cible. Essayons de comprendre pourquoi.
Jusqu'ici, de manière vague et intuitive, ma conception de l'art oscillait entre ces deux positions :
1. Celle qui affirme que l’art est un outil de lutte symbolique. Donc go mettre le spectateur en position active, qu'il cogite sur son canapé pour questionner l'ordre politique et social dans lequel il se trouve. Tiens, regarde comme le monde est absurde et fais-en l'expérience !
2. Celle qui affirme que l’art, c’est juste de l’art, et qu'il ne faut pas lui demander plus.
À quoi bon produire de l'art qui vise l'efficacité critique ? Bah ouais, puisque de toute façon, si le spectateur n'est pas armé pour saisir la portée critique de l'œuvre, ça ne mène à rien de produire de l'art contestataire. Pis pensez à l'art contemporain, tant plastique que cinématographique, ces fameuses œuvres qui dénoncent tour à tour l'ultra consommation, la dégradation de la planète, ou tout autre problème qui se pose dans notre monde : n'ont-elles pas une forme si marchandisée, rendue esthétique comme l'est un produit de consommation, qu'elles ne produisent qu'une forme de mélancolie politique, sans effet de mobilisation politique ? C’est précisément ce que Rancière désigne par les “mésaventures de la pensée critique” : une critique qui croit encore subvertir, alors qu’elle s’exerce dans un espace où le dissensus a déjà été converti en marchandise, et où toute dénonciation devient elle-même un spectacle.
Et c'est bien ça le problème : l'art contestataire ne rend pas réellement contestataire, il indigne sans mobiliser, puisque le fond de l'air a cessé d'être rouge. Ainsi, l'art critique, ça foire et c'est souvent très mauvais (cf : mon fameux goût pour le genre "film social"). Donc autant produire de l'art "only good vibes". Sea, sex and fun. Abandonnons le projet d'émancipation des classes populaires, puisque le grand soir, ce n'est pas par l'art qu'il adviendra.
Et je n’arrivais pas à trancher. Un coup gauchiste intellectuelle qui veut descendre dans les usines, un autre pure hédoniste dans la kiffance.
Rancière m’a offert une troisième voie (et heureusement, vu les deux positions précédentes) : l’art peut produire des effets sur le spectateur, mais ces effets sont incertains, ambigus, et jamais garantis. C’est le spectateur qui donne sens. Et ce sens, parfois, devient politique — s’il trouve un terrain collectif pour s’ancrer. Sinon, il reste en suspens. Mais... Ce n’est pas grave. Parce que ce flottement, ce décalage, c’est déjà quelque chose. Donc, non, il y a une troisième voie entre une énième œuvre d'art contemporain qui dénonce la misère des pays pauvres et un morceau de Jul magistralement produit pour s'ambiancer.
Et c’est peut-être ça, en vérité, qui me fait tant aimer une certaine littérature, un certain cinéma, ou certaines chansons. J’ai compris, en lisant ce livre, pourquoi ces expériences esthétiques particulières me bouleversent : elles me déplacent. Elles ne sont pas lourdement critique de notre monde, ni pur divertissement qui s'évanouit une fois l'œuvre terminée. Elles font vaciller mes repères. Elles me permettent de voir le monde à travers le regard d’un personnage, être attentive à d'autres petites choses de l'existence. Ce n’est peut-être pas politique, au sens strict. Mais c’est du trouble. C’est de la distance. C’est une transformation intime de la manière dont je perçois le monde. Et ce trouble-là, c’est peut-être bien ce que l’art a de plus précieux à offrir. Pas une leçon, pas une injonction, mais un désordre — fécond, et libre.
En somme, l’art ne sauve pas le monde. Il trouble. Il déplace. Il invente une distance. Et c’est déjà beaucoup. L'expérience du "trouble dans l'ordre du monde" nourrit au moins notre subjectivité, à défaut de changer le monde. Donc même si l'ambiance actuelle n'est pas celle de Mai 68, même si il y a peu de chance qu'une œuvre contemporaine rende fébrile politiquement les spectateurs, ça vaut la peine de vivre l'expérience esthétique qui trouble nos repères. C'est peut être bien ça qu'il faut retenir : sans ambiance contestataire, l'art fait quand même vivre notre monde intérieur.
Et pour finir cette critique, je voudrais revenir à "Manu dans l'cul" de Damien Saez. Cette chanson, explicitement contestataire, dans un style qui, normalement, ne devrait plus faire mouche, à une époque où la contestation devient marchandise, a été mon hymne de la période Gilets jaunes. Pour la première fois depuis bien longtemps, à l'écoute de cette chanson, j'ai ressenti une sincère envie de protester, et non de m'indigner passivement sur mon canapé. Elle résonnait, de manière authentique, avec l'esprit de révolte insufflé par les Gilets jaunes. Dans un tel contexte politique, elle parvenait à faire sens, et à produire un effet politique. Du moins sur moi.
Créée
le 6 avr. 2025
Modifiée
le 6 avr. 2025
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le 6 août 2020
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Finalement, une oeuvre sous notée, c'est encore plus agaçant qu'une oeuvre surcotée. Je prends donc la plume, et je décide de défendre publiquement ce petit livre de Ruwen Ogien. Rentrons direct...
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le 3 nov. 2019
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Bon, je préviens d'avance, je fais rarement dans la demi-mesure, y a qu'à voir la gueule du statut que j'ai posté sur ce bouquin. Pour autant, comme j'essaie (du mieux que je peux) d'adopter une...
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le 11 mai 2020
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