Jusque-là, la réputation de Jean Hegland tenait à Dans la forêt (1996) roman typique du genre post apocalyptique. En proposant cette suite, la romancière se contenterait-elle d’exploiter un bon filon ? A moins qu’il s’agisse plus simplement d’un bon coup éditorial ? A mon avis non. L’inspiration de Jean Hegland n’a rien d’artificiel ou de calculé.
Elle reprend ses personnages, une quinzaine d’années après et la narration est assurée par Burl qui vit avec ses deux mères, les sœurs Nell et Eva, trio isolé dans la forêt. L’intérêt premier de ce roman est que Burl n’a pas connu le monde d’avant. Tout ce qu’il en connaît lui vient de ses mères qui, en plus, lui ont raconté tellement d’histoires issues de leurs souvenirs de littérature ou de cinéma, qu’il a du mal à faire la distinction entre personnes réelles et personnages fictifs. Nell et Eva ont fait le choix de présenter à Burl tout ce qu’elles pouvaient de manière positive, sans pour autant négliger les dangers auxquels il risque de se trouver confronté un jour ou l’autre. La question de l’éducation étant un sujet fondamental ici, on peut dire que Burl est avant tout protégé par ses mères qui vont s’apercevoir que finalement, elles l’ont mal préparé à affronter certaines réalités de la vie. Comme quoi, toute éducation finit par trouver ses limites (la capacité d'adaptation prenant le relais). Ici, Nell et Eva fuient les contacts avec d’autres humains, alors que Burl qui lui, en a été frustré, les recherche sans réaliser ce qu’il risque. On observe au passage que Burl, qui ne dispose d’aucun modèle masculin, aimerait savoir qui est son père, alors qu’il ne cherche jamais à savoir qui est sa vraie mère.
Nell et Eva restent tellement méfiantes qu’elles n’envisagent pas de quitter le coin de forêt qu’elles connaissent depuis leur enfance. Mieux, elles craignent que leur refuge finisse par éveiller l’intérêt, vu que des signes d’activité humaine se manifestent à l’occasion, comme un feu aperçu au loin. Burl nous racontant les événements l’ayant marqué depuis son enfance, il explique pourquoi le trio a effacé toute trace de leur habitation d’origine pour élire domicile dans un lieu nettement plus discret, mais au confort franchement rudimentaire. Leur présence reste néanmoins visible, puisqu’ils font de la culture. En fait, le trio a appris à vivre en harmonie avec le milieu naturel qu’il occupe, ce que Burl fait parfaitement sentir.
Particulièrement révélateurs, les mots de Burl en disent long. En effet, il garde de son apprentissage du langage, essentiellement oral, certains mots déformés ou même inventés pour lesquels Nell et Eva n’ont visiblement jamais jugé utile de le reprendre, puisqu’ils se contentent de vivre ensemble, avec leurs habitudes et même leurs rites. L’exemple typique est l’usage des mots inhalants et exhalants désignant respectivement les créatures du règne animal et celles du règne végétal, que Nell et Eva ont dû présenter à Burl comme consommateurs et producteurs d’oxygène, marquées qu’elles sont par tous les effets de la pollution et du réchauffement climatique dont elles continuent de constater les effets, dans leur monde sans électricité et sans eau courante (notamment), suite à un effondrement de type économique. Ce qu’elles n’envisageaient pas, c’est la possible confrontation de Burl avec des humains d’autres groupes avec des pratiques de langage différentes des leurs. Jean Hegland montre qu’en une génération, chacun de ces groupes isolés acquiert des habitudes de langage propres, les différences pouvant entrainer des incompréhensions. Pour peu qu’elles s’accompagnent d’incompréhensions de comportements et autres repères, les conséquences peuvent aller jusqu’au drame.
Jean Hegland nous propose donc ici un roman qui va bien au-delà d’une simple suite. Sa réflexion sur la nature humaine, ses comportements, la façon dont certaines mentalités se construisent et se propagent s’avère marquante. Bien entendu, il ne faut pas attendre ici un style aux envolées lyriques, puisque la narration est assurée par Burl, 15 ans. Par contre, Jean Hegland ne manque pas d’inspiration pour imaginer de nombreuses péripéties qui font qu’on déguste son roman avec la perpétuelle envie d’en connaître la suite, tout en appréciant l’ambiance avec l’espoir qu’elle se maintienne aussi longtemps que possible. Les différences de caractères de Nell et Eva ressortent bien. Et, lors des situations tendues, Burl fait sentir leurs hésitations du fait qu’elles redoutent le contact humain mais ne veulent pas entrer dans les détails. Mais il grandit et sait qu’un jour, il risque de se retrouver seul…
Ceci dit, j’ai trouvé la fin un peu bâclée et décevante.