Des êtres innocents et formatés, critique d'une aristocratie fin XIXe

Le résumé de l’histoire tient pourtant à peu de choses. Dans les années 1870, Newland Archer un jeune homme de la haute bourgeoisie américaine tombe sous les charmes d’Ellen Olenska, la scandaleuse cousine de sa fiancée. Difficile de ne pas redouter un autre roman à l’eau de rose et, non sans malice, Edith Wharton esquisse dans un premier chapitre le portrait d’une société absolument ennuyeuse. Archer est un personnage trop insipide pour plaire. Il est le produit de l’aristocratie américaine. Son cœur gonflé d’idéaux romantiques s’émeut à l’idée de la jeune et charmante vierge qu’il pourra initier à l’amour. Un héros comme tant d’autres que l’on rencontre à l’opéra, lors d’une représentation de Faust. Peut-on faire plus cliché ? Mais, quelque chose d’autre dérange. A travers le regard de Newman, le lecteur observe d’autres spectateurs, les éminentes personnalités de la haute bourgeoisie américaine. Tout est codifié, tout semble faux et, alors que le ton garde une certaine neutralité, on se sent vite à l’étroit dans cette société lissée à l’excès.
L’arrivée d’Ellen Olenska trouble une assemblée habituée à reproduire la même journée. Il n’est pas décent qu’elle se montre en public. En effet, la jeune femme a laissé un mari qui la trompait en Europe et espère obtenir le divorce en Amérique. Scandale ! Bien que le divorce soit légal outre-Atlantique, la pression sociale est telle qu’il est, en réalité, quasiment impossible de le réclamer.
Mais le vrai coup de théâtre n’est pas encore là. Wharton sait manipuler son lecteur pour le mener là où il faut. Le sentiment d’injustice nous gagne, tandis que les personnages s’acharnent à présenter madame Olenska comme la dernière des traînées.
Jusqu’au chapitre 5, l’intrigue progresse très paresseusement quand, soudain, lors d’un repas avec ses futurs beaux-parents, le sage Newland s’élève pour prendre sa défense : « Qui a le droit de refaire sa vie, si ce n’est elle ? Je suis écœuré de l’hypocrisie qui veut enterrer vivante une jeune femme parce que son mari lui préfère des cocottes. Les femmes devraient être libres, aussi libres que nous le sommes, déclara-t-il, faisant une découverte dont il ne pouvait, dans son irritation, mesurer les redoutables conséquences. » Terrible passage. Le revirement du personnage, le tournant tout nouveau que prenait l’histoire sous la plume d’une femme née en 1862 m’a véritablement laissée sous le choc. Il avait osé ! Impossible, après cela, de ne pas tourner la page pour ne pas passer au chapitre suivant, puis, de dévorer finalement tous les autres, car une question obsédante nous tient jusqu’à la fin : Newland pourra-t-il aller jusqu’au bout de sa pensée ?

Je vous laisse le suspens, dire serait gâcher le plaisir d’une écriture qui sait jouer sur les émotions tout en critiquant vivement l’aristocratie américaine de la Belle Epoque. Edith Wharton n’est pas tendre, son réalisme est mordant, son style ne manque pas de piquant. C’est assez jubilatoire. J’aime sa façon de souligner des énormités sur un air apparemment détaché.
Newland perd ses idéaux romantiques au moment où il les obtient. Sa fiancée, la belle et vertueuse May, n’est rien d’autre qu’une âme préformatée. Comment, se rend-il compte, une jeune fille à qui l’on empêche de vivre jusqu’à son mariage peut-elle avoir assez de maturité pour élever son esprit ? Son regard change, il voit dans les yeux de toutes les épouses de son entourage une expression vide et enfantine de personnes qui n’ont jamais grandi, jamais souffert, jamais vécues par elles-mêmes. Rien à voir avec Madame Olenska qui lui renvoie un quelque chose de douloureux et aiguisé. Edith Wharton dénonce un monde où les femmes sont condamnées à garder une âme puérile ou, comme madame Olenska – et comme elle-même – obligée de se battre pour s’extirper de codes dans lesquels on cherche sans cesse à les emprisonner.
Le portrait de May est assez édifiant. On ne peut s’empêcher de sourire aux sarcasmes froidement réalistes qui l’affligent tout au long du roman. L’épouse idéale ne devient finalement rien de plus qu’un produit de sa société, un genre de robot dont toutes les paroles, réactions et même pensées sont prévisibles. Au désespoir, Newland ne pourra qu’en arriver à ces réflexions : « en somme, elle avait toujours eu le même point de vue : celui du monde qui les entourait » « Pourquoi émanciper une jeune femme qui ne se doutait pas qu’elle fut sous un joug ? ».

Tout en se tenant à l’écart d’une amère rancune, Edith Wharton se contente d’un constat, comme un médecin établirait le diagnostique d’une maladie. Elle nous montre une société « innocente », où homme et femme pensent comme ils le devraient, enfermés dans une prison dorée qui s’acharne à ignorer les sentiments. De la même manière, la fin nous montrera à quel point la société a changé après la première-guerre mondiale, sans que cette génération vieillissante n’en ait rien vu. La voix de Wharton est forte, elle est de ces auteurs féminins forts, qui, sortis de leur condition grâce à leur intelligente, savent en montrer les travers, et savent aussi qu’elles sont des exceptions car, finalement, May n’est peut-être pas stupide, mais son esprit n’a pas la capacité de fonctionner autrement que par mimétisme. Le temps de l’innocence pose aussi la question de l’absurdité d’une vie trop protégée avant le mariage, et de la difficulté de s’entendre en amour avec une personne qui n’en connaît rien. C’est aussi un témoin important de son temps, qui a l’intérêt de nous présenter un monde à l’aube d’une mutation sociale. Lorsque, vingt-sept ans plus tard tout a changé, on ne s’étonne pas qu’une société trop fragile à force d’hypocrisie ait succombé.
Barbelo
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le 6 janv. 2013

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