Au moment où j'indiquais par ici que je m'attaquais au dernier "chapitre" d'une des œuvres les plus importantes (en taille comme en impact) de la littérature mondiale, je déformais l'intervention d'un de mes petits camarades en interprétant sa question dans le sens d'un "mais ne serait-ce pas du temps perdu pour moi que d'attaquer un tel monument ?" J'allais me lancer dans une fiévreuse réponse, dont le point de départ était qu'on ne pouvait pas moins perdre son temps dans la vie qu'en lisant la recherche… Avant de m'apercevoir de mon erreur et m'en tenir à quelques simples mots.
Pourtant, dans cette réponse à une question que l'on ne m'avait jamais posée, se tenait l'essentiel de ce que je veux dire au sujet de Marcel, et ainsi conclure, avec ce septième billet, sur cette cathédrale littéraire stupéfiante.
En effet, quelles que soient les circonstances de l'écriture et de la publication de cette dernière partie, il est bien difficile de ne pas la lire comme la conclusion lumineuse et parfaite d'une œuvre jusque là si particulière, si intense, certes non exempte de défauts (qu'il est difficile et présomptueux d'écrire une telle chose !) mais totalement unique.
Parce que la mort plane sur cette dernière partie (celle de certains protagonistes, celles, nombreuses, de la guerre, et celle, surtout, de l'écrivain qui mêle sa vie à celle du narrateur), il est donc temps pour Proust de poser sur tous les éléments de la recherche (lieux, personnages, intrigues, style) un regard distancié, apaisé et encore plus mordant d'ironie et de cruauté qu'à l'accoutumée.
Le monde a soudainement vieilli (on a parfois l'impression de retrouver le microcosme Proustien 40 ans après) et les réflexions abondent, sur les effets du temps ("le temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir, cherche des corps et partout où il les rencontre, s'en empare") sur l'art et la littérature ("d’où la tentation pour l'écrivain d'écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix").
On trouve bien là un des paradoxes ultimes de la découverte de Proust un siècle après sa parution.
A une époque où lire une majorité d'écrivains contemporains ne consiste en rien d'autre que de tuer le temps, on retrouve ce même phénomène avec l'auteur du temps retrouvé, mais de manière inverse: d'abord parce qu'avec son talent il jette un pont inaltérable entre les générations, mais surtout parce que grâce sa façon de l'analyser et le rendre limpide, à force de le faire central, il déconstruit le temps et en annihile les effets. Avec Proust le temps n'existe plus. Avec Marcel, tu es le temps.
Et parce qu'il est inutile de tenter de mieux écrire sur Proust que de le laisser parler lui-même de son œuvre, je clôturerai ce texte sur une dernière citation, puisée en cours d'ouvrage, magnifiquement conclusive.
Je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray; mon livre, grâce auquel je leur fournirai le moyen de lire en eux-même.