Une charge contre la bourgeoisie boutiquière du Second Empire.
C'est pour l'instant, dans les Zola que j'ai lus, celui qui fait le moins dans la dentelle vis-à-vis de la bourgeoisie et du Second Empire. J'y vois beaucoup de points commun avec "Au bonheur des dames", que je préfère, et qui lui est de beaucoup postérieur.
Florient, de retour du bagne de Cayenne dont il s'est enfui, revient sur le lieu où il s'est fait arrêter en 1848, près de l'église Saint-Eustache. Une fournisseuse le recueille à moitié mort de faim sur le pavé. Il retrouve la trace de son frère, Quenu, marié à une Macquart, Lisa, et établi boucher avec l'héritage d'un oncle. Ils lui proposent de lui donner sa part d'héritage, mais Florient, un ancien instituteur raide et maigre, qui détonne dans le milieu des Halles, préfère qu'ils le logent à crédit. Il accepte à contrecoeur un poste de remplaçant de l'inspecteur du secteur poissonnerie. Au départ, pour des histoires de querelles de vendeuses, ce "cousin" de Lisa est détesté par les poissonnières, puis elles finissent par l'accepter. Lisa et sa rivale, la Belle Normande, une poissonnière, se le disputent même. Lui s'évade de ce milieu boursouflé de nourriture et résolument apolitique en tenant des discussions de bistrot chez M. Lebigre, tandis que Mlle Sagette, une vieille fille, l'espionne, reniflant un secret. Lorsque cette némésis apprend, de la petite Pauline, son passé d'ancien forçat, les ragots autour de Florient enflent, d'autant qu'il va tous les soirs chez la Belle Normande donner des cours à son fils. Florient finit par demander des sommes sur l'argent de son héritage : ce doux idéaliste rêve à une révolution. Lisa, craignant pour son mari, finit par aller le dénoncer à la préfecture, mais ces derniers savent déjà tout, depuis le premier jour. Peu après, tout le quartier assiste, complice, à l'arrestation de Florient, et le procès du "complot des Halles" permet à l'Empire fissuré d'agiter la peur du rouge. Florient repart pour Cayenne, et le peintre Claude, passionné de nature morte, faisant un tour dans les Halles, au milieu de tous cette petite bourgeoisie rayonnante d'avoir retrouvé l'Ordre auquel elle aspire, conclut sur ces mots : "Quels gredins que les honnêtes gens !".
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Si le propos du livre est clair, si l'on retrouve déjà le talent véritable de Zola pour tisser des intrigues secondaires qui brossent un tableau complet de l'environnement que chacun de ses livres se donne, j'aurais quelques réserves, qui à mon sens trahissent dans ce livre une oeuvre de jeunesse.
- L'introduction des personnages. Je n'arrive pas à mettre clairement le doigt dessus, mais l'introduction des personnages m'a semblée un peu laborieuse. Zola privilégie l'environnement, les halles, les pages entières d'énumération de produits disposés sur les étals et sur l'impression qui en ressort, dès le début du roman, si bien que l'on entame le livre avec l'impression que ses personnages sont de simples prétextes. C'est le cas dans tous ses romans, me direz-vous, mais j'ai trouvé qu'ailleurs c'était mieux dosé. L'auteur s'est tout de suite jeté dans la description des Halles, mais il manque quelque chose pour faire de Florient autre chose qu'un ressort narratif, celui de l'élément perturbateur, du bouc émissaire. J'ai eu du mal à distinguer certains personnages secondaires les uns des autres, notamment le groupe des trois commères (Mlle Sagette, la Sariette et la marchande de beurre dont je ne retrouve même pas le nom). Idem, quand Lisa va consulter le curé alors qu'elle n'est pas religieuse, on a l'impression que Zola a inséré ce passage car il voulait à tout prix exploiter le décor de l'église Saint-Eustache, ça fait un peu forcé.
- Les "morceaux de bravoure". Le livre est émaillé de descriptions de plusieurs pages sur les étals, les tas de produits et les effets que produit sur eux la lumière au fil de la journée, voire au fil de l'année. On sent l'influence des impressionnistes, par exemple dans la scène où Lisa, dont l'image se démultiplie dans les miroirs, coupe sa charcuterie. Et puis les passages célèbres, comme la symphonie de puanteur des fromages, pendant que Mlle Sagette répand ses bruits nauséabonds. Tout cela donne l'impression que Zola écrit non pas pour définir un style, mais contre la tradition précédente, et je n'y suis pas forcément très sensible. Parce que pour moi, cela relève de deux démarches un peu contradictoires : d'un côté, la volonté de faire de belles pages de littératures, originales et tout. Mais le véritable sens de ces longues descriptions, c'est à mon avis, par ce procédé d'accumulation, d'énumération, de critiquer la satiété de ces personnages, définis régulièrement comme des "ventres" éclatants de santé et d'autosatisfaction, et effrayés par le "Maigre" Florient. Or ce deuxième sens est un peu parasité par la volonté d'épater. Dieu sait pourtant que je suis sensible à l'esthétique de la nature morte.
Voilà les deux réserves principales. Il y a cependant des passages mémorables, et j'ai retrouvé le génie de Zola notamment dans cette scène où, pendant que Quenu fait son boudin, Florient raconte à la petite Pauline l'histoire d'un homme ayant passé trois jours sans manger à Cayenne, suscitant l'incompréhension de Lisa, qui pense qu'on ne devrait jamais se mettre dans une telle situation, si jamais elle est pensable. Plusieurs passages de l'oeuvre reposent sur un tel décalage.
Et puis il y a ce personnage ambivalent de Lisa, boutiquière honnête et souriante, habité d'une respectabilité débordant de vie, mais qui dans un passage qui rappelle Flaubert et son dictionnaire des idées reçues, fait profession de foi de son amour de l'ordre : quand bien même l'Empire serait corrompu, tant que l'on est soi-même honnête, on n'a rien à se reprocher. Figure de respectabilité qui ira cependant jusqu'à cacher qu'elle a fendu le crâne et rendu stupide Alexandre, un colosse innocent, qui tentait de la violer dans une resserre à volailles. Et dont on sondera la nature dans sa longue guerre contre la Belle Normande.
Le portraît des Halles m'a un peu déçu : Zola décrit en détail le décor, mais assez peu son fonctionnement (ce sera bien plus le cas dans "Au bonheur des dames", par exemple). Il fait plutôt une cartographie mentale de ce petit monde de boutiquiers immobiles, singeant la bourgeoisie. Un monde à la pensée éminemment pauvre, mesquin et repus. Ce n'est pas mon Zola préféré, sans doute à cause du sujet choisi, il faut bien le dire, et ce n'est sans doute pas celui que je conseillerais comme introduction à ce grand auteur.
A noter que l'édition du Livre de Poche est très bien, avec un commentaire à la fin et surtout des gravures d'époque très suggestives et pertinentes.