L'émancipation de l'Homme vis-à-vis du passé.

Le Voyageur sans bagage de Jean Anouilh est certes un chef-d'oeuvre, et qui le nierait ? Cependant, il faut avouer que son titre même relève du génie et il suffirait presque à lui seul sans l'appui de la pièce pour le faire savoir. Parfois, lors de recherches effrénées du regard sur de vieilles bibliothèques, emplies de poussiéreux livres, les yeux s'attachent soit aux couvertures soit aux titres. Ici, le voyageur sans bagage évoque à la fois l'histoire que nous content les acteurs de cette pièce, un jeune soldat atteint d'amnésie ayant passé dix-huit ans dans un asile, retourne à 36 ans dans sa famille, où il apprend à se reconnaître lui-même, où il apprend quel homme il était et surtout les actes, odieux pour la plupart, qu'il a commis. Il évoque aussi de manière générale la condition de l'Homme moderne, partagé entre l'oubli profond de son passé lui permettant de vivre insoucieusement, et pourtant condamné éternellement à être rattrapé par son passé, ses racines, car aucun être humain ne naît hors-sol. Le génie de cette pièce de théâtre est justement de réussir à opérer à une certaine réflexion subtile sur cette condition humaine. Nonobstant le fait qu'elle mêle l'obsession d'Anouilh pour la Première Guerre Mondiale aux réflexions philosophiques et presque métaphysiques de l'Homme d'aujourd'hui, confronté au nihilisme, à l'absurdité, à l'horreur indicible de son passé et à la douceur de vivre à laquelle il aspire, sans cesse tourmenté par la quête de sens, par la quête infatigable de ses racines et par l'édification d'une mémoire, qu'il perd aussitôt et dont il ne veut pas être esclave, cette pièce est un formidable plaidoyer pour la liberté et pour l'émancipation. Il ne s'agit pas de la table rase ou du fantasme ultra-libéral de l'homme hors-sol éternellement amnésique qui ne viendrait de nulle part, mais bien de celui qui en connaissance de son passé, de son histoire, décide de condamner ses actes d'autrefois pour construire une vie qui ressemble plus à ses aspirations et dont il n'est pas responsable. Le sujet est évidemment moderne puisqu'il concerne à la fois la politique, une société est-elle condamner à purger la peine de ses actes d'autrefois ? L'Allemagne est-elle liée indéfectiblement au nazisme ? la France est-elle liée, comme le Royaume-Uni, par les crimes commis lors de la colonisation ? Ces sujets se mêlent également à celui de la justice : un homme a-t-il le droit à une deuxième chance ? Plus profondément encore, un homme peut-il par le changement de sa conscience devenir un autre homme en agissant autrement qu'autrefois ? Ce livre nous répond de manière magistrale par un grand oui douloureux, dans les sanglots et les cris hystériques de Gaston-Jacques.


Chaque personnage est mis en valeur par la dramaturgie. Ils s'impriment dans leurs dialogues souvent emplis de profondeur. La duchesse se caractérise par son humour un peu anglais et pleine de mépris de classe, pourtant dotée d'une certaine force de caractère. George, le frère de l'amnésique, se montre comme un hybride partagé entre son ancienne rancoeur pour son frère, et son amour quasi paternel, pleine de culpabilité. Valentine, l'ancienne amante immorale, veut vivre avec Gaston dans une détresse absolue. Que dire de la mère de Gaston, obstinée de haine et d'amour ? Le cynisme et la petitesse des domestiques dénotent d'une certaine complexité et nous poussent à penser au-delà des clichés habituels un peu manichéens. Les tableaux se succèdent et, bien que ne disposant pas d'une très grande intensité narrative, se focalisent sur les tergiversations réfractaires du protagoniste, qui tout en prenant conscience de son passé, se révolte de celui-ci pour finalement donner un coup d'épée final, le laissant s'envoler définitivement, ils sont absolument réussis. Une certaine "bizarrerie" au sens Poe du terme nous étreint et met en valeur le fait que la pièce est assez sombre. Les perspectives de mise en scène peuvent à la fois osciller entre le malsain et le très formel, il suffit alors de se rappeler des cadavres d'animaux, surtout rétrospectivement à notre époque, pour s'en convaincre. Les monologues sont rares et très intenses. Quoiqu'il en soit, Anouilh signe un chef d'oeuvre dramaturgique et philosophique qu'il faut absolument lire avant un seul cours d'histoire ! L'histoire ne doit ni se nier, ni nous culpabiliser, ni nous enfermer.


Laissez-moi vous dire un dernier mot très cours à propos de la pièce-ballet qu'est le Bal des Voleurs. C'est une explosion burlesque venant contrecarrer radicalement la première pièce, un peu moins intéressante mais qui nous laisse quitter les pages du lvire avec un sourire aux lèvres. Cette pièce toute faite de drôleries, de musiques et de quiproquos en tout genre, manifeste un talent qui pour les lecteurs d'Antigone n'était pas évident, du sens comique de Jean Anouilh. Entre absurdité complète, jeux de mots et une certaine sensibilité aux pointes de pathétiques et de tragiques, la pièce ravira les amateurs. A mon humble avis, ces deux pièces peu connus valent le détour!

PaulStaes
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le 28 nov. 2017

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Paul Staes

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