Mon avis : Un grand talent pour croquer les gens : en quelques mots, en quelques images, on voit tout à fait le genre de personne à qui on a affaire. Le portrait qu’il fait de son éditrice/chroniqueuse est assez savoureux. Je vous laisse juger « Elle faisait la réclame en des termes choisis : les mots fables modernes, urbaines et électriques, sans concession, plume nerveuse, économies de moyens, récit choral, hymne à la vie, pudeur, apprivoiser sa douleur, mettre des mots sur l’indicible étaient régulièrement prononcés ». Il ajoute qu’ « [elle]affichait une prédilection pour les livres qui témoignaient d’un traumatisme (inceste, accident de la route […] l’idée étant qu’il est toujours indécent de critiquer formellement, je veux dire d’un point de vue littéraire, le récit d’une personne qui s’est faite amputer un bras. ». Un de mes prochains est celui de Christine Angot, on verra si la prophétie se réalise. Le talent aussi dans l’autocritique de son héros : il est authentique, bien écrit. On sent la tendresse de l’auteur pour son personnage. Il me fait penser à Randy dans South Park (chacun ses références).
La recherche de Jean excède le simple travail biographique. Il y a quelque chose de fantasmé dans cette vision du poète perdu qu’est Robert Willow, figure masculine voire paternelle. Manière d’apprivoiser la vieillesse et l’oubli, manière d’apprivoiser sa propre désuétude. Et je trouve les analepses assez géniales, la manière dont elles se télescopent les unes dans les autres. Qu’un souvenir en appelle un autre, dans des digressions réjouissantes.
Puis la dissonance, la fausse-note : l’intervention du blogueur au visage allongé. Qui met un terme à son insouciance. Dans sa biographie, Roscoff ne s’attarde pas sur le fait que Robert Willow soit noir. Sacrilège !
Et donc l’incommunicabilité de ces deux générations (trois si on compte celle du père). La nouvelle torpille l’ancienne (qui en son temps faisait de même), sans ciller devant le sang. Jeanne, la copine de sa fille le traite plus ou moins de connard d’universaliste. Ses proches le lâchent, et bien sûr, il reçoit les mauvais soutiens. (L’ironie ultime, c’est que le roman est aujourd’hui encensé par Causeur, comme celui de Roscoff dans le récit : enchâssement de la fiction dans la vraie vie ou l’inverse ?) Voir les différents niveaux, les dialogues imaginaires entre vieilles universitaires américaines et Aminata Diao (la reconnaitrez-vous ?), qui martèlent, ajoutent, annotent pour donner vie à ce privilège blanc que le narrateur peine à concevoir. Appropriation culturelle, écriture inclusive, fragilité blanche, et tous ces nouveaux chevaux de bataille (comme l’était son engagement à SOS racisme en son temps) seront-ils éculés dans quelques années ? Où se situons nous ? De fait, je suis heureuse que la voix du livre soit celle d’un ni/ni. Et même d’une personne qui vit autant dans sa tête que dans le réel. Puis on est sur le cul (et indigné) en même temps que lui : « Mon Robert Willow existait ; je ne l’avais pas inventé. Je l’avais compris intimement, et des types qui avaient appris son existence en ouvrant mon bouquin prétendaient me faire la leçon ». Je l’aime bien, c’est un personnage quasi christique, crucifié sur la place publique, trahi par ses amis, c’est difficile de ne pas d’identifier à lui. Et il a fait la marche des beurs, putain !
La seule chose que je peux regretter parfois, sont les facilités au niveau de la langue. D’ailleurs, je dois préciser ma pensée pour les clichés : ici aussi, on a le teint cireux et les voitures sont flambant neuves (je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en le lisant, je devrais faire une grille de bingo peut-être). Mais la différence avec Soleil amer, c’est que le reste ne l’est pas, cliché. Les personnages sont vivants, on lève la tête de temps en temps en se disant, et oui, j’en connais un de comme ça (l’agent immobilier et son langage stéphaneplazesque). Pourquoi les clichés ne sont pas souhaitables ? Parce qu’ils n’évoquent plus rien (pense-t-on encore à de la cire pour le teint ?), et par conséquent entravent le dialogue entre l’auteur et le lecteur. Quand par exemple il écrit « il se tient droit comme un i », on peut tout à fait enlever le « comme un «i », sans ratiboiser la compréhension de la phrase. Quoiqu’il en soit, ici, la pensée est suffisamment fine pour que ça ne torpille pas le roman. De plus, le constat qu’il fait de la société est vraiment pertinent. Par ignorance et croyance, on abat (du moins, symboliquement) des auteurs, des artistes, des intellectuels. Et l’âme humaine est lâche, on baisse les yeux (au mieux), on se mêle à la meute (au pire). Et la dissolution de l’être derrière l’identité. A vivre en vase clos, on devient extrême. C’est pour cette raison que malgré les rares inégalités du style, les quelques maladresses (on peut par exemple se demander comment cela se fait qu’il ait été aussi peu au fait de la mouvance woke étant universitaire. Peut-être pour montrer un cloisonnement, l’entre-soi hors sol ?), j’ai beaucoup aimé. Difficile même, de le refermer, avec ce final étonnant. Je vous le recommande !