Le Zéro et l’Infini (écrit à la fin des années 30) c’est en quelque sorte l’histoire d’une machine et de ses millions de microscopiques rouages. Roubachof, personnage principal du roman, qui fût une pièce importante du système devient subitement un élément de dysfonctionnement, un mécanisme défaillant. Il est déviant or une machine programmée ne dévie pas.
Dans cette programmation de l’Histoire issue de la révolution soviétique de 1917, l’Homme n’est qu’une particule, une entité infinitésimale au service du « tout ». Le Parti est tout jusqu'à se substituer à la conscience de chacun. L’individu n’est rien, il est le « zéro » dans l’ « infini ».
Parce qu'il n'est pas à même d'appréhender la complexité et parce que sa vision ne peut être que parcellaire, seul un système totalitaire apparaît apte à englober le tout dans son étendue et sa complexité. Un constat qui confère au parti sa suprême légitimité et dès lors seule importe la fin qui justifie tout moyen pour y parvenir.
L’éthique et la morale ne sont plus des concepts philosophiques mais seulement de vagues idées vidées de toute substance. Le bien et le mal ne sont définis que par le système et pour le système: carcan idéologique et logique anihilant la moindre possibilité de s'en extraire. Faire en sorte qu'une telle option ne puisse être imaginée (même dans l'intimité de la conscience de ces êtres néantisés), telle est l'obsession et la raison d'être de l'Etat totalitaire. Ce qu'il reste à l'individu dont l'existence est déniée c'est le pouvoir de se conformer à cette logique nécessitant l'utilité morale uniformisée pour tous qu'il faut être en mesure d'attester. Ces êtres sont confondus et incorporés à la logique du système qui leurs est infiniment supérieure. Ils n'ont pas à se considérer eux-mêmes mais à se laisser emporter par le sens de l'Histoire. "Je" n'a pas d'existence propre, la société ne reconnaissant qu'un "Nous" global et collectiviste.
L’individu n’ayant plus de légitimité pour penser par lui-même est suspect par nature et sa pensée possiblement récalcitrante est comme un virus qu’il faut détecter puis mettre en quarantaine ou purger.
De ce point de vue, il semble que Roubachof, ex apparatchik soit devenu une menace. Il est arrêté puis incarcéré en vue d’être interrogé. Il se souvient de son parcours, fait œuvre d’introspection, tente de comprendre ce qui l’a mené à être à son tour prisonnier de cette machinerie implacable, en passe d’être broyé, lui qui soumettait les parasites, les réfractaires, les suspects et les calomniés au broyage.
Arthur Koestler nous immerge par l’intermédiaire de Roubachov dans la réalité terrifiante que fût le totalitarisme stalinien.
Le sens de l’Histoire, la fin comme justification de tous les moyens, même celui de l’anéantissement de son Peuple. La négation de l’Humain comme ultime paradoxe d’une société qui voulait prétendument œuvrer pour le bien commun et montrer au monde l’idéal terrestre que représentait un tel paradigme ; paradigme dans lequel l’individu n’a qu’un seul droit : celui de vivre ou plutôt de survivre pour cet « infini » qui l’écrase. Une subsistance qu’une grande partie de la population ne sera de toute façon pas en mesure d’assurer.
Koestler prend la mesure de cet infini, de ce « tout » omniprésent, omnipotent, omniscient. Et sous cette coupe totalitaire: les masses grouillantes et anéanties de cette tragédie de l’Histoire. Le lecteur est alternativement en proie au vertige puis victime d’une sensation d’écrasement comme si lui-même était pris en étau par l’implacabilité du système.
En fait, au travers du cas Roubachov, Koestler nous entraîne avec une grande intelligence dans une plongée au cœur de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Il nous donne à voir à une échelle astronomique et à une échelle quantique. Il nous montre l’infini ainsi que cette multitude de riens, l’infini englobant ce nuage de particules; cette nuée de « zéros ».
Peu importe la pertinence intrinsèque d’un raisonnement car la logique ne peut exister en dehors du Parti, et les arguments aussi fondés qu’ils soient ne pèsent rien sous sa charge.
Cette logique systémique est en mesure de faire renoncer à la rationalité la plus élémentaire. Elle a le pouvoir de rendre ineptes et inopérants les arguments les plus sensés, de rendre infondées les logiques les plus pures. Roubachof va en faire la tragique expérience.
L’entendement opérant hors d'un système qui se veut omniscient n’est pas en mesure de triompher. La Raison inféodée à une raison supérieure n’a plus de raison d’être par elle-même.
Et si 2x2 ne doivent pas faire 4 mais « x », « x » prendra la valeur que lui dictera le sens de l’Histoire.
Subjuguant et terrifiant.