Parfois, devant des œuvres exceptionnelles, il faut savoir s’incliner devant le génie sans trop essayer de l’analyser. C’est le cas avec Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler. Je venais de lire Les somnambules , essai d’une liberté d’esprit et d’une justesse intellectuelle étonnantes que j’ai retrouvées dans ce roman.
Que dire sans atténuer la puissance de l’œuvre ?
Qu’elle touche à l’essentiel du rapport de l’homme avec la société et voit avec netteté la problématique rencontrée par les différents courants politiques du XXème siècle ?
Voici ce que dit au personnage principal Roubachov, ancien dirigeant du Parti communiste arrêté pour trahison, un ancien ami du Parti :
« Je n’approuve pas le mélange des idéologies. Il n’y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L’une d’elle est chrétienne et humanitaire, elle déclare l’individu sacré, et affirme que les règles de l’arithmétique ne doivent pas s’appliquer aux unités humaines – qui, dans notre équation, représentent soit le zéro, soit l’infini. L’autre conception part du principe fondamental qu’une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l’individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté – laquelle peut disposer de lui soit comme d’un cobaye qui sert à une expérience, soit comme de l’agneau que l’on offre en sacrifice ».
Confronté à l’hydre que son adhésion à l’idéologie communiste a créée, Roubachov devra sacrifier sa propre tête, devra se faire agneau. Le paradoxe étant qu’en se sacrifiant, c’est-à-dire en acceptant d’avouer qu’il est un traître au Parti, il le sert encore, par sa mort même, alors que dans le même temps il révèle l’absurdité suicidaire d’une organisation qui sacrifie ses meilleurs éléments. Koestler souligne ainsi avec une acuité étonnante la monstruosité que constitue toute idéologie politique, puisque toutes se développent sur l’idée qu’il faut apporter le Bien à l’humanité mais toutes sont amenées à sacrifier l’homme. On peut en déduire que seule la conception chrétienne est tenable puisqu'elle n’est pas amenée à sacrifier ce qu’elle doit défendre (sauf dans le cas où la religion devient elle-même une idéologie, ce qui est malheureusement une perversion commune…)
La réflexion du personnage se développe dans sa cellule et lors des interrogatoires menés par un produit froid mais logique de la nouvelle tête du Parti, issu du « peuple » que Roubachov a toujours voulu défendre quitte à le sacrifier parfois.
Le personnage ne peut choisir la religion que toute l’action du Parti a fait en sorte d’écraser (comme à la même époque le nazisme). Il meurt donc avec courage en étant fidèle à son idéologie tout en reconnaissant qu’elle est le mal :
« Qu’avait-il naguère écrit dans son journal ? « Nous avons jeté par-dessus bord toutes les conventions, notre seul principe directeur est celui de la conséquence logique ; nous naviguons sans lest moral. » Peut-être le cœur du mal était-il là. Peut-être qu’il ne convenait pas à l’humanité de naviguer sans lest. Et peut-être que la raison livrée à elle-même était une boussole faussée, conduisant par de tortueux méandres, si bien que le but finissait par disparaître dans la brume.
Peut-être allait-il venir maintenant, le temps des grandes ténèbres ? »
Les grandes ténèbres d’un monde qui se veut rationaliste et techniciste en oubliant l’homme pour son bien ?