Ce roman - l'un des meilleurs de Béatrix Beck - est d'une rare cohérence, dépouillé et tonique. Dans une ville des Alpes sous occupation allemande, la répression est féroce. Couvre-feu, mesures antisémites, primes pour délation, rafles surprises dans les rues, déportations. Les maquisards réagissent, exécutent des collaborateurs, miliciens ou soldats. A chaque attentat, les Allemands fusillent des otages : dix pour un soldat, quinze pour un officier. Avant la libération, les maquisards font même sauter l'arsenal et la Kommandantur.
La jeune Barny mène une vie difficile. Son mari Chaïm Aronovitch est mort à l'armée. Elle élève seule leur fille France, placée dans un village voisin. Sous-alimentée, elle travaille dans un bureau, manque de temps pour obtenir sa ration journalière de pain. Les queues interminables et les ventes insuffisantes nécessitent d'aller de boulangerie en boulangerie. Et Barny doit reprendre France chez elle quand les logeurs la renvoient. Elle cherche alors une autre famille campagnarde (on y mange mieux...)
Au bureau, Barny est amoureuse de Sabine Weiss, la secrétaire de direction : "Je m'étonnais de vivre à nouveau, à vingt-cinq ans, une passion de collège, à la fois païenne et mystique". Mais quand deux soldats allemands regardent longuement par leurs fenêtres, Sabine épouvantée est prise de colique. "L'éphèbe de l'Écriture, maniant l'épée de feu" tombe de son piédestal. Cela stoppe net l'amour platonique de Barny. Une coursière, Christine Sangredin, agressive envers ses collègues, accroche un portrait de Pétain et jubile quand des otages sont fusillés : "C'est tous des communistes et des Juifs. Bon débarras".
Au bureau, une collègue soupçonne Barny de cacher des Juifs. Quelle drôle de rumeur ! Elle fait bien pire... "Tandis que les Silmann se cachaient chez moi, je découchais chez Lucienne Bernhardt, qui cachait Simon Weiss, et dont le mari se cachait dans les bois". Un réseau complexe d'entraide se tisse entre les habitants et des Juifs inconnus. Barny organise avec les Bernhardt et les Déshair les baptêmes de leurs enfants. Les adultes deviennent marraines et parrains des enfants des autres. Ensuite, ils maquillent la date des extraits de baptême. Lucienne Bernhardt s'en sert pour placer son fils au couvent de Notre-Dame de Sion.
Communiste comme son défunt mari, Barny crache son venin dans le confessionnal d'une église : "La religion est l'opium du peuple !" Le prêtre réplique : "Ce sont les bourgeois qui ont fait de la religion l'opium du peuple. Ils l'ont dénaturée à leur profit". Le dialogue se poursuit et Léon Morin confesse la révoltée. Il l'invite à venir au presbytère emprunter des livres. Sa pénitence est de prier, agenouillée sur les dalles de Saint-Bernard.
Barny vient voir l'abbé, choisit un livre, revient une ou plusieurs fois par semaine. Morin apprécie ses provocations et leurs discussions ressemblent à des assauts d'escrime : "Moi, moi j'aime une jeune fille ! - Bien sûr, tous les hommes de votre âge sont partis. - Vous, vous êtes bien un homme de mon âge, répliquai-je avec une feinte ingénuité. - Moi, c'est pas pareil. C'est à part", prononça-t-il d'un ton patient, comme s'il essayait d'enseigner l'abc à un enfant arriéré."
Ou alors : - "Vous devriez vous vernir les ongles des orteils (...) Il vous manque un mari". - "Tant pis ! répliquai-je. Je me fais l'amour avec un bout de bois". (...) - "Vous pourriez vous faire du mal". - "Je ne suis pas douillette."
L'action se concentre sur l'abbé Morin et Barny. Elle le harcèle de questions métaphysiques ou très pratiques. "Je suis plus malheureuse que jamais depuis que je parle avec vous de ce qui m'intéresse. Je ne peux pas m'empêcher de lire les livres que vous me prêtez, et pourtant je vois bien qu'ils me font du mal, ils me tuent. Je suis tourmentée, traquée, persécutée. Je sens que je ne devrais plus jamais venir chez vous, et je ne peux pas me passer d'y venir".
- Nous, on appelle ça : le travail de la grâce, m'informa Morin d'un ton indifférent."
Mais d'autres personnages sont bien développés. La spontanéité de France, la méchanceté naturelle de Christine Sangredin, à la religion chevillée au corps participent à la grande vivacité du récit.
Je ne dis rien de la seconde partie du livre, passionnante. Lisez-le ! Et vous comprendrez pourquoi mon titre s'intéresse à la voltige des ruminants...