S’il doit y avoir un âge d’or de la littérature russe, il est incontestable que Pouchkine, puis Gogol en sont les initiateurs. Les Ames mortes est le fruit de ces deux esprits : une idée originale de Pouchkine rédigée et développée par Gogol.
Nicolas Gogol est un écrivain à part dans le monde riche des écrivains russes. En effet, si chaque écrivain peut trouver un rival ou un alter ego, Gogol, lui, joue cavalier seul dans un style incomparable et inégalable. Il est fort probable que lui-même, à la fin de sa vie eut été incapable de faire un résumé de son œuvre et de se définir un quelconque talent. Oscillant entre nouvelles, romans, et pièces de théâtre, il a fournis à chacun de ces genres littéraires un chef d’œuvre. Enchainé à son style comique et fantastique, son âme d’auteur a une vocation spirituelle bien plus élevée. Mais cet appel divin ne fera que renforcer l’aspect comique des personnages de ses œuvres. Gogol excelle à les rendre grotesques et pathétiques tout en les plaçant dans un décor exagérément « russe ».
Pour lire les Ames mortes, il est nécessaire de trouver la bonne traduction, celle qui retranscrira au mieux le talent de l’auteur. Celle de Folio convient amplement si le lecteur se plonge avec honnêteté et concentration dans l’histoire et dans les descriptions.
Une fois cette étape réalisée, on se lance dans l’œuvre tel la troïka de Tchitchikov, le personnage principal. Cette troïka nous emmène alors à travers la Russie profonde de l’époque, dans le monde des propriétaires terriens corrompus, des petites vieilles superstitieuses, des administrateurs médiocres et des magouilleurs aussi ingénieux qu’imprudents, bref une image à la fois sinistre mais aussi attachante d’une époque. Ne cherchez pas un pilier moral dans cette œuvre. Malgré les velléités moralisatrices de son auteur, l’être le plus droit du livre est très probablement son lecteur. Pour résumer de manière la plus basique, les Ames mortes, c’est comme si Snatch était raconté par Cervantès. Du grand n’importe quoi écrit par quelqu’un qui n’a pas l’air d’être au courant de l’ampleur de son talent, ce qui accentue d’ailleurs encore plus l’effet drôle.
Alors qu’est ce qui fascine dans les Ames mortes ?
Ce sont les caricatures poussées à l’extrême des défauts d’une société provinciale plus que bancale, si fragile administrativement qu’on s'y engouffre dans des failles complètement absurdes (acheter des serfs morts pour les mettre en gage…), ce sont les protagonistes qui personnifient chacun un défaut majeur de l’époque pour bien souligner que cette société n’a absolument aucune raison de guérir, et ce sont enfin, ces magnifiques descriptions qui parsèment l’œuvre, comme si Gogol avait arrêté de faire rire un instant pour décrire avec lyrisme, soin et précisons les paysages de son enfance. Comme si en vous baladant dans une exposition de Gustave Doré, vous tombiez face à un tableau d’une nature morte ou d’une peinture de paysage d’Alfred Sisley. Chaque scène regorge de comparaisons parfois ridicules, parfois clichées, toujours slavo-russe qui donnent à l’ensemble de l’œuvre une authenticité involontairement nationale : une œuvre russe, par un russe, pour les russes. Et si à l’époque, ça n’aurait pu faire rire qu’eux, aujourd’hui, les Ames mortes est un archétype inégalé d’autodérision qu’il est très à propos de lire pour prendre du recul sur notre époque de mystification de l’empire poutinien.

Le chapitre final des Frères Karamazov de Dostoïevski (presque 40 ans après) évoque les Ames mortes et témoigne de l’impact qu’a pu avoir la troïka de Tchitchikov à cette époque trouble.
Mais les Ames mortes a une dimension supérieure à celle d’un simple chef d’œuvre d’une génération et de miroir parodique d’une époque. Le livre n’est que la première partie d’une grande œuvre d’un millier de pages ou progressivement, l’auteur y aurait inclut des personnages vertueux, comme des guides vers un aboutissement sous forme de rédemption, un retour à l’essentiel de son héros. Nicolas Gogol voulait faire de ses Ames mortes un ouvrage dense, pédagogique et christique qui transcendait la simple satire philosophique à la Voltaire sans savoir que tout était déjà présent implicitement dans sa première partie.
Pour l’anecdote, la troisième et une grande partie de la deuxième partie furent livrées aux flammes dans un délire mystique de son auteur, juste avant de mourir, persuadé d’avoir été trompé par une inspiration démoniaque. Ces flammes nous ont miraculeusement épargné quelques chapitres de la deuxième partie qui constituent, un véritable trésor littéraire incompris. Les deux tiers des âmes mortes appartiennent ainsi à la légende et à l’imaginaire.

Bobbysands
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le 12 juil. 2017

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