Je sais pas pourquoi, je craignais le grand livre qui malheureusement me laisserait un peu froid. Quelque chose de vaguement plombé par son sérieux académique. Et puis ce concept de promeneur dissertant sur tout ce qui lui passe par la tête, ça risque pas d'être indigeste à surmultiplier les sujets de réflexion ? De perdre le lecteur sans fil conducteur auquel se raccrocher ? Ajoutez à ça la dégaine de Sebald, ce côté prof de lettres à moustache tout droit sorti d'une série policière allemande pré-pré-pré-HBO, et j'anticipais une oeuvre profonde mais austère.
Du coup ça restait une idée de lecture dans un coin de ma tête, sans grande impatience non plus. Et bien j'avais foutrement tort. Les anneaux de Saturne est une succession de pages superbes, animées d'une authentique curiosité pour tout, cette curiosité communicative qui peut transformer n'importe quel sujet en histoire intéressante, pour peu que l'on ait les mêmes talents de conteur que Sebald. En promeneur il sillonne les landes, les lieux souvent décatis, son regard chargé d'empathie à l'affût des signaux que ces décors envoient depuis d'autres époques ou d'autres horizons. Souvent ce signal se réduit à trois fois rien, un simple détail que seul le curieux de sa trempe aura envie de creuser : une peinture écaillée dévoilant une inscription qui avait disparu sous des coups de pinceaux donnés 100 ans en arrière, le relief curieusement découpé d'un littoral, un parc banal en apparence, etc. Lui y perçoit quelque chose, et à l'acuité des sens succède l'acuité de la plume pour le mettre en mots.
Les anonymes se mêlent aux grandes figures (Joseph Conrad, l'impératrice Cixi, Châteaubriand entre autres), chacun ayant vécu quelque chose que l'auteur saura faire résonner. On entre dans la demeure figée dans le temps d'une famille de bourgeois déchus, on arpente une île maussade battue par les vents qui servit brièvement de base américaine, des stations balnéaires qui ont connu leur heure de gloire avant que les sorbets n'aillent se vendre ailleurs, et j'en passe. Y'a carrément un passage sur la pêche au hareng que j'ai même pas trouvé chiant, faut le faire quand même. Fluidité et élégance dans l'écriture, tout paraît se relier sans effort, les changements de sujets se faisant sans qu'on s'en rende réellement compte.
Les récits et les thèmes de ce livre étant multiples, on peut chercher du côté de son titre énigmatique pour en saisir l'esprit global. L'une des épigraphes, tirée de l'encyclopédie Brockhaus, nous dit :
"Les anneaux de Saturne sont constitués de cristaux de glace vraisemblablement mêlés à des particules de météorites qui tournent en bandes circulaires dans le plan de l'équateur de la planète. Sans doute s'agit-il de fragments d'une lune plus ancienne, trop proche de la planète et finalement détruite sous l'effet de la force d'attraction de cette dernière."
Le métaphore est un peu nébuleuse (autant rester dans l'astronomie), mais elle donne quelques clés sur le sens du livre si on la lit attentivement : un tourbillon de bribes de vies qui racontent la course du monde, le beau et le laid, le trouble et l'harmonie, ce qui tombe dans l'oubli comme ce qui est immuable.
Coïncidence, ou autre parallèle dont Sebald était peut-être conscient, on peut ajouter que les romains associaient le dieu Saturne à la période de l'Âge d'or, mais aussi au passage du temps et à la mort. Voilà justement une idée omniprésente dans le livre, celle du temps révolu, d'une période idyllique qui prit fin, d'un lustre d'antan qui s'est étiolé. Voilà le motif récurrent qui insuffle cette douce mélancolie à l'ensemble de l'œuvre.