Les Antimodernes est écrit par un excellent connaisseur de la littérature française, qui ajoute parfois à son essai des renseignements de première main. Le livre fourmille d'indications très justes et d'excellentes remarques qui en font une lecture très plaisante pour qui apprécie de connaître les ressorts historiques et parfois mondains de notre histoire littéraire. Pour autant, il me semble remplir de manière assez insatisfaisante son programme, à savoir celui de saisir un phénomène intellectuel et esthétique — celui des antimodernes.
A. Compagnon débute son raisonnement par une remarque pertinente : les antimodernes ne sont ni des conservateurs ni des réactionnaires, mais des modernes malgré eux, ou peut-être plus encore les seuls modernes conscients, « l'arrière-garde de l'avant-garde » (remarque pertinente bien que relevant, non pas à proprement parler de la banalité, mais de tour de jonglage intellectuel que maîtrise tout habitué du plan en trois parties, qui ne survit que par le réflexe du paradoxe). Il déroule de ce point de départ, dans la première partie de son livre, un portrait robot de l'antimoderne réussi mais là encore assez conventionnel dans ses éléments individuels (contre-révolution, rejet des Lumières, pessimisme, péché originel, esthétique du sublime et vitupération). Ayant lu les Antimodernes sinon comme connaisseur, mais du moins comme amateur de cette littérature particulière, je n'ai pas trouvé là de lumières vraiment nouvelles. À la marge, l'envie de système peut même nuire à la cohérence intellectuelle du tout : la croyance dans le péché originel est diagnostiquée chez Proust par le moyen d'un raisonnement a contrario sur un passage isolé de l'œuvre… à ce compte là, un proustien aussi achevé que l'est Compagnon aurait tout aussi bien pu prouver son goût pour la tapisserie d'Aubusson, la couleur corail et la poésie soqotri ! Ceci étant dit, cette première section fait figure de bréviaire efficace pour le novice.
La seconde partie de l'œuvre est très différente, puisqu'elle se compose d'une série d'essais disjoints consacrés à un auteur ou à un petit nombre d'auteurs. Les essais individuels sont dans l'ensemble de grande qualité, mais sont beaucoup plus techniques que le début de l'œuvre et ne s'adressent à mon sens qu'à de bons connaisseurs susceptibles d'y trouver de nouvelles lumières critiques (ainsi ai-je beaucoup apprécié tous les développements portant sur des écrivains que j'ai pratiqués — Chateaubriand, Renan, Bloy… —, ainsi que sur les essayistes, mais suis resté plus dubitatif là où mes lumières n'avaient pas anticipé celles d'A. Compagnon — comme sur Barthes), et non pas à des débutants cherchant un viatique.
Sans que cela n'affecte la qualité individuelle de chacune des parties, on peut s'interroger sur l'attelage étonnant formé par un livre qui commence dans la vulgarisation et finit dans la philologie ! Autre problème causé par l'articulation des deux parties : l'esprit de système de la première partie qui propose un classement ordonné disparaît presque entièrement dans la seconde. Cela est très certainement préférable pour la qualité de l'œuvre — les excellents développements sur Benda, par exemple, auraient été défigurés par une tentative de remplir une liste de critères — mais n'est pas sans poser certaines questions quant à l'ordre du raisonnement : pourquoi peut-on caractériser comme antimodernes les différentes protagonistes de la seconde partie du livre sans presque toucher au cadre conceptuel de la première ? Peut-être une démarche plus inductive, partant du particulier de la riche galaxie qu'A. Compagnon dévoile, pour dégager un ou plusieurs criteria (peut-être moins assurés ou décisifs que ceux de la première partie) aurait été plus convaincante.