Ita fac, mi Lucili !
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le 23 juin 2020
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On pourrait s'étonner qu'un philosophe passe tant de temps à discourir sur un sujet qui nous semble aujourd'hui un peu banal : les échanges de faveur. C'est que ceux-ci faisaient l'objet d'une véritable institution dans la Rome antique, et concernait en premier chef les plus nantis, tel Sénèque, qui avait souvent l'occasion d'exercer sa générosité.
Comme toujours me semble-t-il avec Sénèque, on a d'abord l'impression de se trouver devant un traité de morale (et je comprends mieux maintenant pourquoi les commentateurs modernes des auteurs antiques voient dans Sénèque une forme de moralisme ou de stoïcisme édulcoré sans intérêt philosophique). Mais en réalité, il reprend une institution antique et en fait une occasion de l'exercice de la vertu stoïcienne. Il adapte l'institution à la théorie et l'éclaire par elle.
Le bienfait s'identifie alors à l'action vertueuse envers autrui. De là en découle, pourrait-on dire, une économie de la vertu, dont il entreprend de décrire le fonctionnement. Il en règle tous les détails : à qui faut-il donner un bienfait ? doit-il toujours être réciproque ? que faut-il faire avec les ingrats ? La réciprocité est au coeur de cette institution, qui a partie liée avec le clientélisme. Un bienfait peut être rendu de deux manières : soit par son équivalent exact (je te prête cinq pièces d'un euro, tu me rends un billet en valant cinq), soit par une attitude de reconnaissance. C'est cette dernière qu'exploite le clientélisme romain : l'homme riche s'entoure d'obligés qui, incapable de rendre ce qui leur a été donné, deviennent les clients, les satellites du mécène.
L'originalité de Sénèque est de lui donner un tour philosophique : nous ne sommes dignes de recevoir un bienfait que si nous avons l'intention qui lui est adéquate, c'est-à-dire une reconnaissance faite, d'une part, d'une volonté de rendre et d'autre part, d'un effort pour le rendre. Ceci dispense le bénéficiaire de rentre effectivement le bienfait, il lui suffit de le vouloir. Qu'est-ce que cela a de philosophique ? C'est que Sénèque raccroche les wagons entre cela et la physique et l'éthique stoïciennes. Se comporter moralement c'est suivre la Nature, or celle-ci abonde en dons envers nous sans que nous puissions les lui rendre (et on l'appelle alors Providence). De plus, la vertu doit être voulue pour elle-même : par conséquent, on ne doit pas se soucier que notre bienfait nous sera rendu un jour (sans quoi on le ferait par utilité) et vouloir la vertu suffit à en être digne (puisqu'il n'y a pas besoin de rendre effectivement le bienfait).
Avec cela, Sénèque décrit comment former des rapports interpersonnels conformes à la vertus. Il ne s'agit pas de charité chrétienne, mais bien que la structure même de la Nature fait naître en nous un souci envers soi-même et envers autrui.
Sénèque compose un traité assez inégal, qui peut sembler un peu opportuniste dans son propos (l'occasion fait la théorie philosophique), qui comporte de nombreuses parenthèses et quelques longueurs et s'alourdit de questions auxiliaires dont on pourrait se passer. A noter peut-être que l'on pourrait considérer cela comme une des premières réflexions d'économie politique, tant il cherche à résoudre la question dans ses détails techniques et empiriques. Ce livre est aussi pertinent dans la biographie de Sénèque, puisqu'il réfléchit aussi sur la possibilité de prodiguer des bienfaits au prince (il était, malgré lui à la fin de sa vie, conseiller de Néron).
Consolation à Marcia https://www.senscritique.com/livre/Consolation_a_Marcia/critique/224499064
De otio https://www.senscritique.com/livre/Du_Repos/critique/224128925
Lettres à Lucilius : https://www.senscritique.com/livre/Lettres_a_Lucilius/critique/222784965
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le 29 juin 2020
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