Les débuts de l'apothéose
Ca commence comme un assez long monologue. Un homme seul, rejeté de l'espèce humaine, et qui veut nous dire pourquoi. Ou plutôt... qui veut SE dire pourquoi. Il ne compte pas publier. Il écrit pour lui seul, égoïsme toujours triomphant. Peu importe. Il avoue être un homme méchant. Mais pas tant que ça, en fait. Il se force à l'être, pour se détruire. Il délire durant de longues pages. Use d'un cynisme tantôt drôle, tantôt énervant. Il est difficile de voir où ce personnage sorti de nulle part veut en venir. Mais les idées sont intéressantes et justifient que l'on s'accroche à cette étrange lecture. L'homme de conscience serait voué à se voir dans toute sa nudité, son inutilité, sa faiblesse immonde. Aucune décision ne peut plus être prise sereinement. La vie devient un combat permanent contre le doute, contre l'inertie, contre le néant. L'abandon et la lâcheté finissent par rendre fou, et le personnage qui écrit ces notes préfère entamer des actes de destruction plutôt que de sombrer dans l'ennui éternel. Mais il regrette toujours. Et recommence toujours. C'est son drame, sa malédiction. La malédiction de l'homme moderne ?
Dans la deuxième partie, le personnage raconte enfin une histoire qui lui est arrivée. Et là... c'est l'explosion. La honte, la colère, la folie, le regret, l'amour, le désespoir, tous les sentiments les plus abjects se fracassent contre les plus hauts idéaux, le rêve se brise contre les récifs de la réalité. Le personnage veut vivre, le personnage veut aimer, mais il ne peut pas, non, jamais il ne le pourra. Il se rit de la Terre entière, méprise ses frères et piétine les catins comme un roi dément, un despote supérieur à toute chose, puis il s'agenouille, il s'humilie comme le dernier des hommes, mendie un geste d'affection, une amitié perdue, un baiser rejeté.
Jamais auparavant je n'avais pénétré si profondément l'auto-destruction maladive, jamais je ne m'étais senti si proche d'un personnage contradictoire, méprisable et pourtant sublime dans son humanité magistralement dévoilée par un Dostoïevski qui entamait avec ce livre sa plus grande période littéraire, la porte d'entrée idéale pour un lecteur novice qui souhaite découvrir l'oeuvre du génie russe avec un livre aux dimensions plus modestes que ses encyclopédiques chefs-d'oeuvre tel "L'Idiot".
Ce livre m'a retourné sans que je m'y attende, trompé par la relative lourdeur de son introduction. La fin m'a poignardé le coeur et m'a fait souffrir, oui, souffrir au point d'en avoir les larmes aux yeux. Comment est-il possible de croire autant en un personnage de fiction ? Parce qu'il est absurde, justement, aussi brillamment absurde que l'est l'humanité. Aussi absurde que je peux l'être, prisonnier de ma condition d'Homme.
PS: je ne peux que louer la traduction de Lily Denis, chez Flammarion, pleine de vie, de répétitions, de phrases légèrement boiteuses, mélangeant vocabulaire soutenu et grossièretés, bref, un style plus proche de l'oralité et donc du véritable style de Dostoïevski. De plus, la préface de cette édition propose une interprétation très convaincante de la logique sous-jacente à l'apparente absurdité du personnage principal. Définitivement un must.