"Dis, pourquoi ils volent pas tes cerfs-volants ?"
S'entendre dire ça, c'était replonger dans le passé. La question était pourtant bourrée de l'innocence propre aux enfants, frappée sous le coup du bon sens. Un cerf-volant, c'est fait pour voler, pour tendre un fil droit vers l'infini du ciel, et parfois s'enfuir, s'échapper à la poursuite du bleu, libre et futile.
Depuis des années pourtant, depuis le début de cette guerre moche comme un ciel gris, ils sont cloués au sol. A peine autorisés à flotter à hauteur d'homme, bridés par la peur du symbole, par la peur du message. Y'a comme un air de mort de l'enfance, de fin du rêve dans cette interdiction.
La guerre, l'occupation, la résistance, tout ce foutoir, ça aurait pas dû concerner quelques bouts de papier sur des tiges. Mais en temps de guerre, la poésie, c'est de l'audace, et l'audace, c'est des problèmes.
Dans ce bordel, chacun se débrouillait à sa façon. Sabotage, collaboration, maintien absurde de la gastronomie française devant l'occupant, on a tous trouvé une manière de tenir le coup. Moi je faisais voler des cerfs-volants, tant que j'ai pu. Dans le ciel, on était encore libre.
Au milieu de tout ça se trouvait un petit gars d'une vingtaine d'années, indispensable à cause de son excès de mémoire. Une espèce de malédiction qui le suivait depuis qu'il était gosse, et qui l'empêchait d'oublier Lila, sa polonaise, son amour d'enfance. Lila, attachée à sa mémoire comme un cerf-volant à son fil, qui le suit partout, tout le temps. Lila, accrochée et irrémédiablement ancrée en lui, en son coeur incapable de la laisser s'envoler. Lila, qu'il tenait toujours au bout de ce fil, persuadé de la revoir, de la retrouver, de ne jamais l'oublier.
Pendant ces années, on a tous fait du beau et du moins beau. C'est aussi con que ça une guerre, c'est aussi moche que ça. Et puis quand les nazis sont partis, on s'est retrouvés seuls face à notre laideur, sans plus aucune excuse.
Lila est revenue, victime de cette laideur de la liberté, des larmes et des cheveux pleins les mains.
C'était fini tout ça.
Alors oui, c'était une bonne question. Pourquoi ils volaient pas haut dans le ciel, mes cerfs-volants, tendant le fil vers la liberté, à la poursuite du bleu revenu dans le ciel ? En pensant à ces années, aux camps, aux crânes rasés, c'était pourtant si simple à comprendre.
Et de lui répondre :
"Ça reviendra mon petit."
Ça revient toujours.
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