Lautréamont, tes pages sont dangereuses.
Pourtant, dès les premières lignes, majestueuses, tu préviens le lecteur : "il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre", ces "pages sombres et pleines de poison" aux "marécages désolés" et aux "émanations mortelles".
En effet, ces pages sont comme du poison. Un poison simultanément vif et lent, qui fait mal et qui ronge. On ne sait pas ce qui est le plus beau, le plus divin : ce qui est écrit, ou bien le fait même qu'un homme ait pu, un jour sur cette terre, l'écrire. La complexité des phrases atteint un niveau tel, qu'elles arrivent à adopter le mouvement de la pensée : comme, quand on a un peu trop fumé d'herbe, un état d'introspection nous révèle la profondeur abyssale du champ spirituel. Une pensée nous vient, et avec elle, on s'aperçoit qu'on y pense. Et puis, ça ne s'arrête plus, la méditation nous a pris comme pantin : je me vois en train de penser au fait que je pense au fait que je pense à cela, et ainsi de suite à l'infini. Ce n'est plus moi qui réfléchi ; ce qui me pense n'est rien d'autre que la pensée elle-même, qui ne m'appartient plus. Tout au plus puis-je m'apercevoir que je suis en train de passer du statut d'être pensant, à celui d'être pensé.
La prose de Isidore Ducasse, c'est un peu la même chose. Son objet se confond avec elle. La pensée se fait son propre objet. Qu'importe de quoi il parle, en bien ou en mal (de son amour des poux, des mathématiques, d'une petite fille qui se fait violer par un bouledogue - eh oui), sa phrase s'envole et atteint des sommets inouïs de complexité, tout simplement parce qu'elle n'est plus subordonnée à son objet. Elle ondule en même temps que la pensée, fiévreuse, de Maldoror, lequel peut parler de quelque chose, puis exhorter le lecteur à apprécier la manière dont il en parle, et, après la virgule qui suit immédiatement, faire remarquer qu'il aime exhorter le lecteur, et enfin, sans raison, comme obéissant à des lois qui lui échappent mais que pourtant il incarne, il reprend son sujet, la virgule d'après, absorbé dans la pensée comme dans un état de transe. Pensée indéfiniment tournée vers elle-même, le style de Lautréamont est incroyable, toujours semblable mais, à chaque phrase et à chaque expression, surprenant. La métaphore côtoie la démonstration, la synecdoque peut devenir le sujet d'une description. La pensée devient l'objet même de son expression : on entre dans une sorte de folie qui n'est, en fait, que la libération d'un esprit aux lois extérieures et artificielles qui l'enchainent, pour tomber sous le joug des lois de la pensée. Mais, par là même, il n'a fait que changer de prison.

Le poison de ces pages, il n'est pas dans les sujets abordés, bizarres, parfois immoraux, violents, carrément dégueulasses. Non, le poison de ces pages, il est dans la pensée, qui s'accroche partout, aux "émanations mortelles" ,et qui, si on la laisse libre, nous fait devenir fous. Avant Maldoror, on avait pu écrire un Roman Total ; lui a inventé le style total, où la pensée se fond avec son expression.
Maldoror, tu fais de tes lecteurs des cadavres. Tu as tué le créateur qui existait en moi. Après avoir vu la profondeur vertigineuse de tes phrases, après avoir senti, en elles, l'immensité du champ de la pensée et de son expression ; après avoir aperçu, derrière elle, la folie qui est en toi, qui est en nous du seul fait que nous sommes pensants, j'ai peur d'écrire, j'ai peur de la pensée. J'ai peur de tomber, comme tu l'as fait, dans ses "marécages désolés", de m'engluer dans ses inextricables fils, de devenir son pantin, de me faire secouer par l'infinité de ses cercles. J'ai peur de devenir fou.

Maldoror, tu as tué le lecteur qui est en moi. Je ne peux plus lire un autre livre sans me dire que je perds du temps, et qu'il n'y a qu'un livre à lire, c'est le tien. Après la tienne, toutes les proses me semblent ternes, plates, grossières (je ne suis pas un gros lecteur, si vous avez des recommandations). Leurs angles sont trop raides, ils ne circonscrivent par leurs sujets ; ils ne font pas corps avec eux. Mais ta prose, sa souplesse, sa noblesse, son impétuosité, son torrent, malgré sa complexité, est marquée toute entière du sceau de la nécessité. Chaque mot, chaque virgule est à sa place : c'est normal, elle ne répond plus qu'à ses propres lois.
En lisant tes pages, tu me parles, tes phrases parlent en moi. Quand on les lit intérieurement, on éprouve l'impression délicate qu'elles ne dévoilent vraiment leur beauté que si on les lit à voix haute. Mais, dès qu'on le fait, ça ne marche pas : elles gagnent sur un plan ce qu'aussitôt elles perdent sur un autre. Lues, elle se changent en discours ; mais dites, elles révèlent leur nature de phrases écrites. Mieux que Céline tu as introduit le parlé dans l'écrit : car tu en as fait une union substantielle. Tu as répondu de manière incroyablement éloquente à la question : peut-on penser sans langage, existe-t-il une pensée sans mots ? Par la négative, tes phrases répondent que la pensée ne se réalise que dans le mot. L'expression et ce qu'elle exprime sont indissociables.

Union du fond et de la forme, ton style total n'épuise pourtant pas son énergie à la fin des quelques deux cents pages de ton livre. Il continue à vivre dans ton lecteur. Les émanation mortelles de la pensée m'ont contaminé. Je me vois encore, dans les situations les plus banales, imaginer ce que pourrait être la description d'une chose, et puis partir, me laisser porter, par le flux de la pensée - et ainsi emporté, tenter d'exprimer ce flux lui-même qui s'est substitué à celui des choses.
Maître de l'éloquence, dans ton style épique mais jamais pompeux, tes Chants sont la plus grande démonstration de l'idée que la liberté est dans le langage ; mais qu'aussi, cette liberté est dangereuse, et qu'après s'être libéré d'une prison, c'est finalement pour constater qu'on est encore enfermé - maintenant, dehors.

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le 11 nov. 2014

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Nathan T.

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