Monumental (et la longueur de la critique aussi...)
On dit souvent que l'oeuvre de Hugo n'aurait pas été la même sans le 2 décembre 1851. Qu'en accomplissant son coup d'Etat, Louis-Napoléon Bonaparte a rendu un fier service à Hugo écrivain. Ce n'est pas faux. A ce moment, Hugo est en pleine stagnation. Son théâtre n'a plus de succès, le goût romantique est passé de mode et lui-même cesse d'être romantique. Ses derniers recueils de poésies sont un peu mélancoliques et vains. Il a des projets de romans mais aucun n'avance vraiment. Bref, Hugo ne publie plus.
Et puis soudain, le coup d'État, l'exil volontaire, Napoléon-le-Petit, et cette logorrhée incroyable qui devient Les Châtiments. Hugo, revigoré, trouve enfin une inspiration à la mesure de son ego si surdimensionné. Lui qui s'est auto-proclamé prophète, lui qui a rêvé la "Fonction du poète", il peut laisser libre cours à sa verve. Il rédige et publie en quelques mois ce recueil. Et lorsque l'Empire s'effondre, lorsqu'il revient en France adulé comme un symbole républicain, c'est aux Châtiments que tout le monde pense. On fait des lectures publiques de ses poèmes pour financer des canons, on s'arrache le livre, on encense Hugo. Ce livre publié en douce et lu sous le manteau par quelques rares personnes en 1853 se retrouve monument national, pour un temps. Voilà ce que c'est que Les Châtiments.
Maintenant, parlons du livre. L'organisation apparente divise le recueil en sept "livres" aux titres ironiques rappelant les slogans impériaux: "L'ordre est rétabli", "la société est sauvée", "la famille est restaurée"... Mais en réalité, seul le septième livre, "Les sauveurs se sauveront", correspond vraiment à son titre et prophétise (comme toujours chez Hugo) la France future et la fin du régime. En fait, l'organisation est réelle mais autre; il faut la chercher ailleurs que dans ces titres apparents.
On commence avec "Nox", la nuit, long poème sur la France du coup d'État, pour finir par "Lux", la lumière, retour prophétique de la liberté. En chemin, il faudra passer par "L'Expiation" (où l'on trouve le célèbre Waterloo, morne plaine) des deux Napoléon, expier le Grand par le Petit; puis l'issue finale est d'abord annoncée par "Stella", c'est-à-dire l'étoile du matin, très beau poème que Rimbaud saluait. En chemin, il a eu le temps de lancer ses "Ultima verba" (Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là), de fustiger cruellement tous les membres du nouveau régime, avec une incalculable collection d'insultes en tout genre, et de méditer mélancoliquement sur les hommes.
Dans ses Châtiments Hugo se prend tour à tour pour Tacite, pour Juvénal et pour un prophète biblique, fustigeant, "marquant au fer rouge", dénonçant sans pitié. Le titre même du recueil a failli être une référence aux Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, autre oeuvre de circonstance d'une incroyable violence poétique. Alors oui, il y a de la mégalomanie chez Victor Hugo, qui le rend en même temps attachant et insupportable. Il y a cette foi indéfectible en lui-même, il y a cette aspiration à la grandeur. Il est lui-même à la fois sublime et grotesque. C'est aussi pour cela qu'il est Victor Hugo et personne d'autre.
Les Châtiments contiennent aussi, au-delà de la volonté évidente de s'en prendre à cet Empire hypocrite, à cet homme qui a renversé la République, à cet aspirant Napoléon, de vraies réflexions comme Hugo n'en avait plus faites depuis longtemps. Il s'interroge sur la liberté, sur la différence entre peuple et foule, sur les responsabilités à endosser dans ce coup d'État, le peuple, les notables, les républicains eux-mêmes. Il se questionne sur la légitimité du combat républicain, sur les valeurs qui sont désormais les siennes, sur la question de la clémence ou de l'implacabilité. Il livre un poignant "Souvenir de la nuit du 4" sur ce garçon tué lors du coup de force, il réfléchit sur la peine de mort comme toujours, sur la place du régime dans l'histoire, sur les femmes aussi. C'est grandiloquent, certes. Ça peut paraître simple ou vain. Mais ça ne l'était pas à l'époque et je ne crois pas que ce le soit devenu à présent. Il est des oeuvres hugoliennes qui ont vieilli, qui ne se lisent plus que difficilement; ce n'est pas le cas des Châtiments, intemporelle alors même que rarement oeuvre a été autant de circonstance.
Les Châtiments, c'est une épopée grandiose, c'est une satire acerbe, c'est une rêverie sublime. Alors oui, il y a des imperfections; des moments où l'ensemble paraît redondant, où Hugo paraît un peu trop mégalomane. Pour une oeuvre écrite en quelques mois à peine, on peut le lui pardonner. Parce que Les Châtiments reste une oeuvre titanesque qui transforme totalement la poésie hugolienne et marque un jalon essentiel dans toute l'oeuvre de l'auteur. Et parce que son souffle vous emporte très loin alors même que vous pensiez tenir entre les mains un recueil un peu vieillot d'alexandrins compassés.
Je laisse le dernier mot à Théodore de Banville (non non je ne fais pas du tout ma pédante): "Victor Hugo a en une fois et tout d'un coup (...) retransformé vingt formes de l'art, forçant la satire à se faire, sous sa main de géant, ode, épopée, roman, tragédie, chanson et à soupirer et à chanter, elle qui n'avait jamais fait que rugir, et à résonner tour à tour sur toutes les cordes diverses de la lyre."