Les Châtiments
7.5
Les Châtiments

livre de Victor Hugo (1853)

Avez-vous déjà utilisé une disqueuse pour couper un poireau vinaigrette en rondelles ? Hugo, oui. Le résultat s’intitule les Châtiments. Et Napoléon III est le poireau, c’est ça. Et tiens, pendant qu’on est dans les métaphores végétales de bon goût : j’ai rarement vu une édition critique récente d’un classique (en l’occurrence « GF ») dans laquelle l’éditeur embouchât la b… anane de l’auteur avec une telle ferveur. Ça en devient insupportable : dès que l’éditeur en a l’occasion, il rappelle à quel point Hugo est un génie. (Si vous trouvez que j’en fais trop, les Châtiments ne sont décidément pas pour vous.)
Ceci étant posé… Les Châtiments ne sont pas qu’un feu nourri contre Napoléon III et son régime : ils sont aussi une statue de, par, pour et à la gloire de Victor Hugo. Mais admettons que ce n’est pas le plus gênant : Hugo est un monstre de la pensée, on ne saurait lui reprocher de le savoir et de le dire.
J’en arrive à ce qu’il y a d’incohérent à vilipender le Second Empire – à juste titre – tout en glorifiant le Premier. Parce que les ambitions de Napoléon Ier auraient causé moins de morts que celles de son neveu ? Parce que l’aigle aurait été plus progressiste que l’aiglon ? Parce que papa était général ?
Hugo a d’abord soutenu la politique de celui qui sert de sac de frappe aux Châtiments. Le glissement progressif de l’auteur des Odes et Ballades de la droite vers la gauche est précisément une conséquence de l’autocratisme de Louis-Napoléon Bonaparte / Napoléon III. D’ici à considérer les Châtiments avant tout comme une arme politique de Victor Hugo devenu député d’opposition… Or, les armes politiques sont rarement subtiles.
Et pendant qu’on parle de politique, je reproche au Victor Hugo politique deux autres incohérences majeures. La première concerne le peuple : l’auteur des Misérables aime le peuple tant que le peuple est de son avis – et les Misérables, précisément, évoquent un peuple rêvé, passé au crible des fantasmes de liberté de leur auteur. Dans les Châtiments, le peuple est un troupeau de moutons à la merci du « Loup devenu berger » – pour reprendre le titre de la fable de La Fontaine dont Hugo s’inspire pour « Fable ou Histoire ».
La seconde concerne l’idée de progrès. Je ne rentre pas dans les détails d’un thème qui ferait un joli sujet de thèse ; il me semble simplement que la confiance aveugle que Hugo accorde au progrès est dangereuse, parce qu’il ne distingue pas progrès technique et progrès intellectuel. Le progrès, chez lui, semble avant tout consister à s’éloigner de la nature (1). Or, Hugo refuse de voir clairement ce que l’histoire a montré depuis (2) : que le progrès technique n’a jamais empêché la barbarie. Pour lui, « Le Progrès, calme et fort et toujours innocent, / Ne sait pas ce que c’est que de verser le sang » (« L’autorité est sacrée » VIII). Pour la mythologie du Hugo visionnaire, on repassera.


J’en viens – pas trop tôt ! – à ce qu’il y a de réellement pénible dans les Châtiments : on n’y trouve pas une seule idée qui ne soit pas assénée une dizaine de fois ; pas un seul vers dont l’intention ne se retrouve pas dans un autre vers du même poème. (Je ne parle même pas des « Notes » de Hugo en fin de recueil.) On pourrait établir une liste exhaustive des idées du recueil en sélectionnant soigneusement une vingtaine de pièces – je laisse ce plaisir à d’autres. En guise de consolation : au moins, il y a des idées.
Et il y a incontestablement des passages qui claquent, pas seulement à cause des images qu’ils mettent en scène : outre les connus « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête » (« Souvenirs de la nuit du 4 ») ou « Waterloo ! × 3 morne plaine ! » (« L’Expiation » II), j’aime bien les peut-être moins célèbres « Ô soldats de décembre ! ô soldats d’embuscades / Contre votre pays ! Honte à vos cavalcades / Sur Paris consterné ! » (« À l’obéissance passive » II) ou « La prostitution des vierges affamées / Pleure dans cette nuit ! » (« Joyeuse Vie » III).
Ce sont ces passages qui font l’intérêt des Châtiments – plus que tel ou tel poème entier, d’ailleurs. Parce qu’il y a aussi des ratés : « L’Art et le Peuple » est tellement mauvais qu’on pourrait presque en faire un hymne national. Et « J’aime ta mouette, ô mer profonde » (dans « L’ordre est rétabli » V), il fallait oser – ou plutôt il ne fallait peut-être pas…
Là ou les Châtiments présentent les plus belles réussites, c’est dans l’invective, la méchanceté pure, « Ces gueux ont commis plus de crimes qu’un évêque / N’en bénirait » (« On loge la nuit ») ou « Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes / Ont une forme encor visible en leurs débris, / Et sont des chiens crevés ou des césars pourris » (fin de « L’Égout de Rome »). Le hic, c’est que Hugo ne peut pas s’empêcher de rattacher tout cela à quelque de plus grand, de métaphysique, de mythologique peut-être. Alors ça donne des bouillons de trois cent cinquante pages.


(1) Cf. dans « À un qui veut se détacher » : « C’est toi qui, pour progrès rêvant l’homme animal, / Livras l’enfant victime / Aux jésuites lascifs », etc. Ce que Hugo reproche à Montalembert, outre (déjà !) sa complaisance vis-à-vis de ce que certains prêtres font aux enfants, c’est d’aller à rebours du progrès en retournant à l’animalité.
(2) Et qu’à vrai dire il semble apercevoir, par exemple dans « Joyeuse Vie ».

Alcofribas
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le 14 mai 2020

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