Je n'avais jamais vraiment lu de Georges Perec avant "Les choses" et pourtant il me semblait le connaitre presque comme un ami lointain. La faute à sa correspondance reproduite dans "Cher, très cher, et très charmant ami..." que j'ai lu il y a quelques temps. Je vous recommande cette correspondance amicale car elle humanise très bien un auteur a priori assez intimidant. Enfin, intimidant pour moi, car en effet je n'avais pas trop osé me lancer dans son oeuvre, assez labyrinthique, plutôt cérébrale et même technique. Du moins le croyais-je et j'avais tort.
"Les choses" est un ouvrage étonnamment facile à lire, et d'une richesse d'écriture et de contenu qui se laisse aborder très simplement. Perec se propose comme exercice de nous présenter la vie de deux jeunes gens juste sortis des études et confrontés à des choix de vie, et de le faire sous un jour "sociologique". Une écriture froide et presque clinique va donc nous emmener dans l'appartement de Jérôme et Sylvie, et nous faire vivre les ambitions et les déceptions de ce jeune couple presque générique, représentants d'une certaine jeunesse des années 60 qui n'a pas connu encore mai 68 et qui se laisse fasciner par l'argent.
De petits êtres dociles, les fidèles reflets d'un monde qui les
narguait. Ils étaient enfoncés jusqu'au cou dans un gâteau dont ils
n'auraient jamais que les miettes.
Le ton du livre est dès lors presque universitaire, car Jérôme et Sylvie avec leurs études écourtées, leur rêve de liberté, leurs aspirations au confort moderne, leur culture cinéphile des années 60 , sont observés d'un œil détaché (avec toutefois une pointe de tendresse). Perec est pourtant cruel dans sa dissection de leurs faux rêves, de leur absorption des tendances consuméristes, de leur attachement à la modernité . Il nous montre un couple qui ne peut être heureux car ils regardent trop au-delà de leur quotidien, et en même temps ils s'enferrent dans "les choses" (ce que Kevin Spacey appelait "Stuff" dans "American Beauty", avec son recul de quarantenaire.). Les choses, les choses des autres surtout, le vouloir tout-tout de suite vont empêcher Sylvie et Jérôme de voir un bonheur qu'ils arrivent pourtant à construire, mais qu'ils ne voient pas objectivement . Ce n'est pas un problème de consumérisme, car le bonheur se cache désormais dans les objets de notre consommation, mais plus de distanciation vis à vis des désirs, et d'une perception accrue de l'inégalité des choses, je crois. Envie, quand tu nous tient...
La deuxième partie du livre nous emmènera en Tunisie dans une tentative d'"évasion" de notre couple, qui, croyant y grandir, retrouvent en fait leurs rêves d'antan et leur insatisfaction chronique. "Les choses " porte sa dose de pessimisme.
Bien sûr, l'écriture est reine dans ce court roman, commencé dans un conditionnel étonnant, habillant la description bluffante d'un appartement petit bourgeois de l'époque et qui s'achève entièrement au futur, au "futur incertain" ai-je envie de dire. On lit ce bouquin en peu de temps et avec gourmandise, tant la narration y coule de source (l'écriture est une religion pour Perec et il excelle). Superbe.
Je vous recommande chaudement ce bouquin, qui analyse des sentiments qui vous parleront, vous fera douter de certaines de vos certitudes, et qui, bien que vieux d'un demi-siècle est me semble-t-il parfaitement adapté à nos générations IKEA . Je vous défie de ne pas vous y reconnaître en partie.