Dans le village de Butangen en Norvège la vie s’écoule paisiblement, au rythme des saisons. Héritière d’une longue histoire familiale et locale, qui remonte plusieurs siècles en arrière jusqu’au Moyen-Age, Astrid Hekne pourrait y faire sa vie. Elle ne manque pas de prétendants, mais n’est pas insensible au trouble que le pasteur éprouve en sa présence.
L’église en question constitue l’âme du village. Sa construction remonte au Moyen-Age. En ces temps-là, une ancêtre d’Astrid mourut en mettant au monde deux jumelles qui restèrent soudées par la hanche : Halfrid et Gunhild. Les siamoises survécurent et dépassèrent leur handicap en tissant de somptueuses tapisseries qui établirent leur légende. Jusqu’à leur adolescence qui les vit mourir à quelques heures d’intervalle. Le chagrin du père était si immense qu’il fit fondre tout ce qu’il possédait comme métal auquel il ajouta au dernier moment toutes ses pièces d’argent, pour obtenir deux cloches qu’on baptisa bientôt les Cloches jumelles, car le père s’était saigné aux quatre veines en hommage à son épouse et leurs deux fillettes. La rumeur accorda bientôt à ces cloches des propriétés extraordinaires.
Placées au sommet du clocher, lorsqu’elles sonnent, le son provoque des vibrations d’une incroyable intensité qui se fait sentir dans toute la vallée. Mieux, la légende locale finit par les prétendre capables de se faire entendre pour annoncer des événements sortant de l’ordinaire, par exemple pour avertir de catastrophes à venir, comme si elles étaient dotées d’une réelle autonomie.
Butangen
Lorsque le récit commence, fin XIXe, un « nouveau » pasteur officie : Kai Schweigaard. S’il est relativement jeune, dynamique, bouillonnant d’idées et raisonnablement ambitieux, il est quand même là depuis plusieurs années. A vrai dire, l’évêque lui a promis que pour lui, Butangen ne serait qu’une étape. Là d’où il vient, une jeune femme l’attend, ce qui lui vaut un sérieux conflit de conscience quand il côtoie Astrid, qui l’aide par exemple à ne pas se laisser berner par les chasseurs qui lui apportent des peaux de bêtes. Alors qu’Astrid venait régulièrement aider au presbytère, elle se voit écartée par l’intendante quand Kai Schweigaard annonce vouloir un train de vie modeste. D’autre part, les sentiments naissants d’Astrid vont vaciller avec l’arrivée de Gerhardt, un jeune allemand que tout le monde prend d’abord pour un artiste, car il s’intéresse à l’église qu’il dessine sous tous les angles, intérieur comme extérieur. Il faut dire que les Cloches jumelles ne sont pas la seule particularité de l’édifice. Il s’agit d’une église en bois debout, ce qui veut dire qu’elle est construite exclusivement en bois, selon un procédé bien particulier. Son ancienneté et sa qualité font qu’on s’y intéresse comme œuvre d’art patrimoniale. En effet, son architecture est typique d’une époque où les croyances se mêlaient, puisqu’elle date des débuts du christianisme en Norvège, à une époque où les croyances des vikings étaient encore bien présentes dans les esprits. Leurs légendes imprègnent donc les lieux, les constructeurs ayant accepté cette influence en faisant le calcul que l’important était sa construction.
L’église
Gerhardt n’est que le représentant d’une société qui cherche purement et simplement à acquérir l’église pour la reconstruire à l’identique en Allemagne, à Dresde. Les habitants de Butangen ne réalisent que progressivement que l’église ancestrale qu’ils connaissent bien pourrait céder la place à une autre, toute neuve et plus fonctionnelle, mais sans âme. A la complexité évidente de l’entreprise imaginée, quelques soucis vont s’ajouter. En effet, l’église n’est pas en si bon état que cela et donc la démonter et la reconstruire plus loin apporte de l’imprévu. Et puis, l’église a vu quelques transformations au cours des siècles. Ainsi, elle est réputée pour son portail comportant de magnifiques sculptures avec des serpents enlacés et des têtes de dragons. Or, ce portail a disparu et certains considèrent qu’il a été purement et simplement détruit… pour servir de bois de chauffage ! Quant aux cloches jumelles, si elles ont été offertes à la paroisse par l’ancêtre d’Astrid, sa famille et les habitants du village considèrent que ce serait une hérésie de les expédier ailleurs. On ne parle même pas d’une éventuelle séparation, puisqu’elles symbolisent la gémellité d’Halfrid et Gunhild.
Lars Mytting
Avec ce roman, cet auteur Norvégien captive et séduit, en mêlant une intrigue sentimentale pas si basique que cela (malgré son classique triangle amoureux), avec de l’aventure. Il ancre tout cela dans une région qu’il connaît bien et dont il nous fait sentir l’atmosphère. On sent le froid, les caractères des personnages principaux ainsi que la complexité de leurs motivations. Il procède par chapitres relativement courts (environ 10 pages) et prend le temps de faire un constat social de qualité, mais aussi d’intégrer les croyances locales dans son intrigue. Il va jusqu’à glisser quelques épisodes à caractère surnaturel qui incitent à la réflexion, puisque chacun-chacune pourra se faire son idée de ce qui se passe vraiment dans ces cas-là. Et puis, il tient compte du passé en remontant jusqu’aux origines, même si la vie d’Halfrid et Gunhlid ne tient qu’en quelques pages qui présentent leur caractère légendaire. Et puis, il met les élans du cœur d’Astrid au cœur de son intrigue, faisant comprendre que son comportement tient autant à son caractère de jeune fille charmante, curieuse de la vie ici et ailleurs et capable de tout donner selon ses sentiments, aussi bien humainement que matériellement (que ne ferait-elle pas pour que les cloches Jumelles restent à Butangen, alors même qu’elle envisage de faire sa vie loin du village). Lars Mytting va jusqu’à utiliser son propre nom de famille pour un personnage qui a son importance dans l’intrigue en tant qu’élément déclencheur. Un roman dont l’épaisseur (550 pages en format poche) ne doit pas rebuter, car il se lit très bien. La première partie (plus de la moitié du total) est un pur bonheur qui nous immerge dans l’ambiance du village en nous faisant découvrir les personnages, avec leurs conditions d’existence, leurs aspirations et la complexité des relations qui s’établissent entre eux, avec les inévitables antagonismes. La deuxième partie laisse une autre impression, car si les antagonismes trouvent tous un dénouement, cela ne va pas sans malheurs. Mais le bonheur de lecture trouve un prolongement naturel dans une recherche sur les églises en bois debout qui peut entrainer loin. La foi religieuse intervient ici de manière cruciale. En mêlant mythologie, légendes, aventures, et sentiments, l’auteur se délecte et séduit par un style particulièrement agréable qui met bien en valeur les particularités des personnages, de la région et de son ambiance, avec cette touche de surnaturel qui a le don de nous emporter dans une dimension supérieure.
Extrait « Derrière elle, un paquet de neige tomba d’une branche qui rebondit de joie, débarrassée de sa charge hivernale, fêta d’un jet de gouttelettes sa liberté retrouvée, et s’immobilisa en angle aigu. »
Critique parue initialement sur LeMagduCiné