Le parti pris de ce livre est simple : proposer un récit historique "connu de tous", mais avec le point de vue de l'Autre, de l'ennemi, du Sarrasin, basé sur des témoignages d'époque.
L'intention est louable, le procédé parfois un peu malhonnête intellectuellement, puisqu'Amin Maalouf tombe lui-même dans les travers qu'il reproche aux Occidentaux quand ils évoquent la période des Croisades : un ethnocentrisme total et beaucoup de complaisance vis-à-vis de ceux qu'il décrit. Parce que si les Occidentaux étaient des barbares, des pilleurs, violeurs et même des cannibales, et si chacun de leur crime est décrit comme une perfidie et un clair manque d'humanité, quand les Arabes s'envoient des têtes de souverains Occidentaux délestés de leurs cous ou qu'une ville entière est passée au fil de l'épée, c'est toujours présenté comme un juste retour.
En tant qu'ouvrage historique sérieux, ce livre manque donc clairement d'impartialité et de recul, mais c'est en cela qu'il est très intéressant, puisqu'il souligne justement ce que nous, Occidentaux, faisons quand nous racontons l'histoire.
Qualifier l'autre de barbare quand ses rites nous échappent, utiliser une dénomination commune pour représenter l'Autre (Franj), niant ainsi toute la diversité de sa culture (parce qu'être Blanc équivaut à être "Franj", qu'on soit Suédois, Français ou Anglais), le traiter de fanatique religieux pour décrédibiliser ses actions, estimer que sa culture est clairement inférieure et sous-évoluée pour le décrédibiliser. Tant de procédés qu'on retrouve encore dans nos journaux tous les jours pour parler des "Réfugiés", des "Musulmans", "Arabes", "Chinois" ou même "Africains". L'Autre n'est jamais plus terrifiant que quand il est vu comme une masse pléthorique d'individus similaires venant d'Ailleurs (et voulant s'en prendre à nos richesses, notre patrimoine ou même notre espace vital).
Et au delà de l'aspect "changement de perspective", c'est aussi un récit très intéressant simplement ... pour en apprendre énormément sur l'Histoire de ces régions qu'on ne connait que trop peu. Outre l'invasion occidentale, c'était aussi l'époque de la prise du pouvoir par les Turcs, de la fin des dynasties chiites au Proche-Orient, de l'invasion des Mongols et de tellement de luttes de pouvoirs entre les villes arabes. C'est aussi là que le ton non-universitaire du bouquin se révèle pertinent, préférant user d'anecdotes, de recontextualisations bienvenues pour le lecteur ignorant tout des jeux de pouvoir se déroulant en terres arabes et le tout se révèle étonnamment très pédagogique malgré la lourdeur du style global et la densité des informations (noms de villes, de personnages, de batailles, de territoires).
Au final, on pourra reprocher à Amin Maalouf son ton accusateur un peu facile, les Croisades n'étant jamais vues comme une gloire européenne, et la lourdeur de l'ensemble, mais ce travail me semble très intéressant à lire pour quiconque, d'une part pour son aspect historique, d'autre part pour la critique plus profonde de la perception de l'Autre dans l'histoire de chaque peuple.