Je brandis mon écriteau : cela reflète mon goût personnel, un feeling. Je ne prétends pas noter objectivement, seulement mettre des mots sur mon expérience qui a été plutôt appréciable.


Les Démons est publié en 1871 par Dostoïevski, qui a alors déjà de la bouteille, car Crime et Châtiment (1866) et l’Idiot (1869) sont déjà passés par là. Le récit prend la forme d’une chronique que le narrateur, ami du précepteur libéral Stépane Trophimovitch, rythme et présente au lecteur « après la bataille », quand l’histoire est déjà terminée.


J’ai senti comme un retard à l’allumage au début de l’œuvre. Dur de se maintenir dans l’attente quand le décor met un peu plus de trois cent pages à se planter, sans avoir vraiment trait aux idées et au combat des révolutionnaires qu’induisait la quatrième de couverture de mon édition... Crime et châtiment m’a un peu fait cet effet de longueur, mais sans me durer autant ; je dirais que c’est parce qu’on sait à l’avance que quelque chose de terrible va se passer, et que ce ventre mou n'y dure pas plus de cent, deux cent pages.


En tout cas, hors ces trois cent pages, quatre cent pages, c’est à mon goût bien plus poignant à partir du milieu du récit, quand on quitte un peu les froufrous et que finalement la machine s’emballe. Ça ne fait jamais qu’un tiers de l'œuvre, ou un peu plus, mais sur un livre de trois cent pages, cent pages de patinage, ça passe, là il s’agit bien de mille pages... C’est peut-être aussi parce que je ne l’ai pas lu comme un roman-feuilleton, ce à quoi il était d’abord destiné, mais en le lisant franco, sans picorer.


L’histoire se fonde sur ce fait divers survenu à Moscou : l’assassinat d’un étudiant, Ivanov, par un révolutionnaire, Netchaïev, qui donne son nom à l’affaire. Ce n’est pas un activiste en carton : c’est un Bakouninien qui a passé la vitesse, partisan d’un terrorisme militant. Il me semble qu’on ne peut pas complètement comprendre le récit sans cet événement crucial qui a motivé Dostoïevski à écrire les Démons : pour qui le connaît un peu, les parallèles sont extrêmement frappants.


Pour Dostoïevski, les théoriciens russes libéraux, socialistes, sont certes peu redoutables, car chez eux l’acte suit rarement la parole, mais ils fabriquent des générations de nihilistes bien plus violents, et surtout prêts à tirer les couteaux, terroriser et asservir la société russe.


Il semble que Stépane Trophimovitch soit la figure de ces maîtres à penser pour Dostoïevski, certes inoffensifs en eux-mêmes mais générateurs de chaos. Sous cet angle, on peut dire que ce n’est pour rien que Piotr Stepanovitch, le plus pervers et sinistre type du roman, est son fils. Pour lui, il se peut que ce soit la créature engendrée, hors de contrôle, de ces dangereux idéalistes. Ce personnage, dont on voit qu’il est Netchaïev romancé, est tout à fait noir, sans nuance, son nihilisme va d’ailleurs si loin qu’il se nie lui-même devant Nicolaï Stavroguine.


Les Démons, c’est donc un pamphlet anti-révolutionnaire. Le but est de pincer fort. Qu’importe le contexte historique, pourvu qu’ils aient leur compte ! En ce sens, c’est en quelque sorte une œuvre à la fois historique (faits reconstitués) et anhistorique (faits découpés, déconnectés de leur contexte). Les motivations, les mobiles de la cellule révolutionnaire ne sont pas vraiment esquissés : on n’a aucun aperçu de la situation de la Russie, de ses problèmes structurels, et pas plus de suppositions sur ce qui a pu enclencher ce nihilisme, outre les prédications libérales et socialistes. Expliquer n’est pas justifier : on peut même mieux juger, je crois, quand on arrive à expliquer fermement pourquoi un phénomène nous semble néfaste et contre-productif dans une vie en communauté ; au moins en procédant ainsi, on ne prêche pas qu’à des convaincus… Mais bon, Dostoïevski s’adresse indirectement au tsar à travers les Démons, pour preuve la lettre au front de l’édition Folio (blindée de coquilles) : c’est donc bien à sa propre paroisse qu’il s’adresse.


Bref, les révolutionnaires jouent leur rôle, mais on ne sait pas trop pourquoi, ce qui les rend parfois un peu absurdes, voire peu crédibles, sans mobile qui puisse tenir... Ils sont simplement mauvais et pervers. Quant aux autres personnages, je ne les ai pas trouvés unanimement attachants, mais j’ai beaucoup aimé la relation entre Stépane Trophimovitch et Varvara Pétrovna, et aussi l’échange entre Nicolaï Stavrogrine et le moine Tikhone, où on met le doigt sur un questionnement plus intime de Dostoïevski.


Si je devais me conseiller à mon moi du passé : ça vaut la lecture, mais pas vraiment ses mille pages, à mon goût. C’est une générosité un peu étouffante pour moi, parfois même anecdotique. Pas sûr que je recommanderais à quelqu’un qui n’a pas l’habitude de passer du temps devant un bouquin de fixer son choix sur Les Démons... Je pense qu’il sera vite tout près de lâcher l’affaire. Dostoïevski est assez lent au projet, certains d’ailleurs l’aiment pour ça. C'est vrai que je ne suis pas marié avec les histoires qui aiment prendre leur temps...


Certes, l’œuvre a la structure d’un roman-feuilleton, mais je ne me serais pas vu le mettre de côté un moment pour le reprendre (Marthe Robert, la préfacière de Folio que j'ai confrontée à André Marlowicz, fait le rapprochement avec les Mystères de Sue : il se trouve que c’était bel et bien établi dans un périodique russe sous ce format !).


Comme pamphlet anti-révolutionnaire, les Démons m’a peu conquis, mais comme roman, et réflexions, je ne regrette pas les heures passées devant. Quand il s’empare de Dieu, Dostoïevski sait en imposer.


Je rejoindrai les dostoïevskophiles (?) sur un point : Dostoïevski est un écrivain spontané et qui planche fort, je ne lui retire pas.


Bref, j’arrête de différer : je vous souhaite quand même de le lire, à un moment où vous serez motivé et aurez un bon volume de temps devant vous.

Porphyrogénète
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le 4 oct. 2020

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