Difficile de résumer, de synthétiser, voire même de critiquer Les Démons de Dostoïevski. Mais essayons quand même.
L'auteur nous propulse dans un dédale sans porte de sortie, un labyrinthe dans lequel nous ne ressortirons jamais. Sauf que nous ne sommes pas prévenus que nous entrons dans une voie sans issue. Il nous laisse patauger dans cet espace boueux et froid où la brûme ne cesse de s'épaissir au fil des pages. Ne vous attendez pas à de l'esthétisme stylistique et à une intrigue claire cousue de fil blanc. le texte, à l'instar de son propos est, je reprends le terme qu'utilise André Markowicz, le traducteur, un « embrouillamini » des plus percutants. C'est-à-dire un sac de noeuds volontairement présenté au lecteur dans le but précis de semer le trouble tout au long de ces 1200 pages rendant le roman par certains moments presque illisible.
Cette illisibilité augmente ce sentiment de désagrégation croissante. le fond et la forme ne cessent de se confondre sans que jamais nous ne parvenons à chasser ce trouble dérangeant. Alors quoi ? Serions-nous maso pour nous infliger une lecture si laborieuse, qui semble n'avoir aucun but si ce n'est celui de nous perdre ? Pour ceux qui aiment les histoires structurées et les propos clairs, alors oui, Les Démons est une torture.
Mais pour ceux qui arrivent à faire fis de ce manque de clarté, pour ceux qui acceptent en quelque sorte de se faire emmener nulle-part, pour ceux qui parviennent à saisir l'essence même de l'intention de Dostoïevski, alors ceux-là oui ne passeront pas à côté de ce Chef-d'oeuvre.
Dostoïevski nous livre un diamant non taillé, avec lequel le lecteur doit se débrouiller. Les Démons présente un style minéral, brut, et c'est à nous, lecteurs, à devoir faire avec. L'erreur serait de vouloir tailler ce diamant quand Dostoïevski, justement, fait le souhait de présenter les choses ainsi pour qu'elles restent ainsi.
L'idée sera de comprendre que l'athéisme nihiliste décrit par Dostoïevski n'a ni début, ni fin. C'est le néant trouble. Nous courrons (cette notion est récurrente dans l'oeuvre) et nous nous essoufflons à coeur perdu sans but précis. Nous venons même à douter d'avoir commencé à l'instar du personnage de Piotr Stépanovitch Verkhovenski qui déambule partout et délivre sans cesse un flot de paroles qui nous fatiguent autant que lui. Et cette fatigue irrite d'autant plus que le chaos ne cesse d'augmenter, que plus nous avançons, moins les choses se résolvent. Il en ressort un sentiment de fatalisme pessimiste (pessimisme qui se caractérise justement par ce côté fatal) qui nous laisserait presque une tumeur cérébrale (au sens figuré bien-sûr.)
Ce sentiment dérangeant est d'autant plus fort quand je constate qu'aujourd'hui, bien que sous d'autres formes, les mêmes erreurs se répètent et que l'histoire, inlassablement, sera cyclique si nous ne l'apprenons pas. le constat tellement lucide de Dostoïevski ne sert à rien s'il n'est pas connu par les suivants. Par conséquent, c'est la Bêtise qui continuera à régner et les mêmes erreurs qui seront toujours commises.
J'ai souvent ressenti la caractère stimulant d'une oeuvre qui brise le quatrième mur. Lorsque le propos contenu et présenté se matérialise en quelque sorte avec notre propre manière d'appréhender l'oeuvre, cela nous procure un sentiment curieux et plaisant. Avec Les Démons de Dostoïevski, j'ai presque envie de dire qu'il brise le cinquième mur, c'est-à-dire que cette impression se produit dans des strates de l'ordre du méta. Dostoïevski parvient, de par son génie, à nous retourner l'esprit avec une force et une violence qui laissent des séquelles irréversibles dans notre existence. Pas étonnant de voir que même Albert Camus dira avoir été impacté par Les Démons encore vingt ans après sa lecture.