"Personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’il n'est pas possible d'être juge et partie."

Cette fameuse formule juridique tirée du droit de la Rome antique pourrait être la morale de cette histoire que nous narre Anatole France.


Roman historique mais aussi, et surtout, roman juridique et politique, les dieux ont soif n'est peut être pas le roman le plus palpitant qui soit, je le trouve assez déséquilibré, l'action met du temps à se poser et elle est trop courte.


J'ai trouvé la première partie assez laborieuse, pourtant le style n'a pas du tout la lourdeur que l'on pourrait s'attendre à trouver dans un grand roman historique français; et puis, moi la lourdeur ne me dérange pas plus que ça. Si la langue est belle, les personnages travaillés, si la narration reste fluide, je suis bon "client".


Cependant, si ce roman est une lecture capitale selon moi, c'est qu'ici, Anatole France nous dresse le portrait vivant, effroyable, d'une époque clé de notre histoire, de l'histoire de la république et des idéaux qu'elle porte en son sein. L'action se situe entre l'an II et III (1793-1794) de la (première) république.


Le régime est alors celui de la Convention Nationale. Dans le Paris de la Révolution frappé d'une sordide crise économique et sociale, les parisiens devaient faire la queue pour se ravitailler, le prix des denrées alimentaires grimpait en flèche; et de paranoïa collective nourrie par la guerre aux frontières avec les monarchies qui se sont jurées d'abattre la toute jeune république, et la guerre civile de la chouannerie et de la Vendée, ainsi que par l'insurrection fédéraliste suite à l'élimination des girondins.


Cette histoire c'est celle de la Terreur, inséparable de la Révolution et des Droits de l'homme, ou plutôt son autre face. La Terreur, dans toute sa cruauté et sa folie, mais aussi dans toute ses contradictions et ses paradoxes.

La Terreur personnalisée dans le personnage du citoyen d'Évariste Gamelin, peintre de profession, disciple de David, puis juré siégeant au Tribunal révolutionnaire et fervent admirateur de Marat, puis de Robespierre, dont France nous expose ici les impitoyables raisonnements jacobins qui s'imposeront de plus en plus, dans leurs fureurs, dans l'esprit de ce jeune homme pourtant bon et généreux, fils dévoué et amant idéaliste (et quelque peu naïf) de sa dulcinée, Élodie.

Aujourd'hui l'on dirait de Gamelin qu'il s'est radicalisé.


Il est la figure du fanatisme politique croissant, à la ferveur quasi-religieuse, qui a marqué profondément de son sceau le "règne" d'un an de Maximilien de Robespierre. D'ailleurs le personnage de "l'incorruptible" est lui même croisé à plusieurs reprises dans le roman.

Par les yeux de Gamelin, l'on a la description d'une justice devenue malade, une institution hypocondriaque, paranoïaque, qui dans sa frénésie meurtrière, sa boulimie sanguinaire, commettra bien plus de crimes, au nom de la république et de ses louables idées, qu'elle n'en combattra.


De plus en plus détraquée, elle assassinera nobles, hommes du clergé, bourgeois et bien sûr le peuple qu'elle prétendait émanciper, dans un simulacre grotesque et ridicule de procédure judiciaire, les accusant de complots fédéralistes (les girondins et leurs alliés), royalistes, ou simplement d'agiotages, ou encore d'être trop ou pas suffisamment révolutionnaire... les calomniant à volonté, refusant quasi-systématiquement aux accusés le droit de se défendre.


A partir des lois des suspects (septembre 1793) et, enfin, à partir des loi de Prairial (juin 1794); debute la Grande Terreur: les accusés seront jugés par paquets, à une cadence effroyable, sans recours possibles, sur de fausses accusations des plus farfelus, dans des procès expéditifs, la procédure réduite à peau de chagrin, dans le but de palier au plus vite au problème de surpopulation carcérale, la délation tournant, bien sûr, comme une machine bien huilée...


Le complot et la trahison sont omniprésents dans l'esprit de celui qui s'est juré de vouer sa vie à la purge politique permanente de la société. Rappelons que la Terreur, en un an, aurait causée entre 35 000 à 40 000 morts, et qu’environs 17 000 condamnations à mort auraient été décrétées officiellement par les tribunaux révolutionnaires, huit sur dix condamnés étant des membres du tiers-état, et "seulement" un sur dix, un noble.


Tel Ubu roi, pour celui qui s'est proclamé détenteur de la seule vérité, une vérité qu'il voudrait faire entendre par la violence plutôt que par la raison, le meurtre est un sacerdoce, la cruauté une vertu. France nous offre à ce propos des moments terribles, je ne sais pas comment il a fait mais il a vraiment vécu dans la tête de ses personnages et surtout dans celle d'Evariste.


Mais, bientôt la violence instituée par la Terreur deviendra une machine infernale, incontrôlable, échappant totalement à ses maîtres et se retournera implacablement contre eux lors de la chute de Robespierre, le 9 Thermidor (le 26 juillet 1794), sous les coups des thermidoriens, d'autres députés de la Convention Nationale, exactement un an après la prise de pouvoir de Maximilien de Robespierre. Evariste arrêté, jugé puis passé à la guillotine avec les autres jacobins pris avec lui dans le coup d'État.


Suite à cela, les thermidoriens mettront en place la constitution de l'an III (du 22 août 1795) et le Directoire.


Du côté des victimes, trois autres personnages sont particulièrement intéressants (et certains de leurs dialogues sont des plus savoureux): Brotteaux, ancien noble, athée et épicurien, vivant de la confection et de la vente de petits pantins de papier, qui partagera généreusement son logis (un grenier insalubre) avec le père Longuemare, ecclésiastique, tout voué à son ordre et à dieu; et Athéenais, une jeune fille illettrée du tiers-état, prostituée et vivant dans la misère.

Les conditions de chacun correspondant à l'un des ordres de la société d'ancien régime, arrêtés injustement, tous seront calomniés puis sacrifiés indistinctement.


La sœur de Gamelin est aussi très intéressante, jeune fille intrépide, elle se trouve à Paris pour tenter de faire libérer son compagnon, un noble émigré qui périra guillotiné par le tribunal où siège son frère.


Pour finir, dans l'épilogue, Élodie, l'amante veuve de Gamelin, qui, en jetant au feu une bague offerte par Gamelin et représentant Marat, nous rappelle symboliquement que la vie poursuit son court imperturbablement, en dépit des drames de l'histoire et des hommes turbulents qui la compose.


Ce qui est le plus perturbant, c'est qu'il ne me semble pas que France se soit spécialement inspiré de l'actualité de son temps (la troisième république), en effet, Les dieux ont soif est un roman paru en 1912, deux ans avant la première guerre mondiale, cinq ans avant la montée au pouvoir de Lénine, douze ans avant la montée au pouvoir de Staline, vingt-deux avant celle d'Hitler... Anatole France n'a alors pas pu connaître les effroyables systèmes politiques totalitaires et les persécutions judiciaires qui y sont immanquablement associées, c'est donc bel et bien dans le passé horrifiant de la Terreur, le baptême sanglant de la démocratie moderne, que France a puisé les matériaux de son roman aux allures de prophéties, et ce sont bien les jacobins qui ont inauguré à l'ère contemporaine ces méthodes de procès politiques de masse et de délations qui seront perfectionnées à une échelle bien plus vaste durant la première moitié du XXème siècle.

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le 1 juin 2022

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Axel

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