Au travers du destin d’un homme sans histoire ni passion, Jean Mattern poursuit son délicat questionnement des apparences, dans une nouvelle exploration des non-dits autour des origines et de la filiation.
« J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. J’attends que ça passe. » Ainsi fait-on, dès l’incipit, la connaissance de Clément Bontemps, anti-héros absolu issu de la bourgeoisie lyonnaise et menant à Sète une existence réglée comme du papier à musique, entre son épouse Madeleine, son fils Matias et sa pharmacie. Ayant décidé une fois pour toutes d’éviter les vagues et les drames, « gérant sa vie comme un financier ses actions », il traverse le temps comme sous anesthésie, les yeux soigneusement fermés sur tout ce qui pourrait briser la perfection des apparences. Comme la mélancolie de Marguerite lors de leurs épousailles, la naissance prématurée de Matias et leurs si grandes dissemblances, et, de temps à autre, les absences « vitales » de sa femme, « pour aller à l’Opéra de Paris ou ailleurs »...
Mais voilà qu’un coup de téléphone vient soudain égratigner la bulle ouatinée de sa sérénité. Georges Almassy, le professeur de philosophie de Matias, veut lui parler de son fils. « Il craint de vous faire certains… aveux. De vous dire certaines choses, si vous préférez. » En ces années 1980 où, tout juste dépénalisée, l’homosexualité est toujours perçue comme une maladie, l’enseignant multiplie les allusions sans que le père muré dans les convenances ne s’autorise à comprendre. Sa gêne, notre homme l’attribue plutôt à une coïncidence troublante : le nom Almassy le renvoie à ses origines hongroises par sa mère et au silence familial qui les a reléguées dans l’oubli, Mme Bontemps mère s’étant « fondue dans le décor comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur » pour ne plus jamais évoquer d’autrefois qu’un prénom, József, répété en boucle sur son lit de mort.
Alors, perturbé par le rappel de cette fêlure d’un passé qu’une fois veuf, son père a définitivement bouclé d’un « Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde », ce n’est pas en songeant à son fils mais à sa mère que le narrateur recontacte l’enseignant. Lui qui aux eaux de la Méditerranée a toujours préféré la sécurité sans surprise de la piscine, va se retrouver plongé dans celles, ensanglantées par l’Histoire, du Danube. Découvrant alors les frappantes répétitions d’un destin familial qui l’aura influencé à son insu, trouvera-t-il la force de briser la carapace et d’enfin s’autoriser à vivre ? S’ouvrira-t-il enfin aux émotions de ses proches, son épouse qui laisse traîner les poèmes de Paul Valéry – « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre » –, et son fils qui se désespère de parvenir à lui parler de qui il est ?
Ciselant son texte en mille détails signifiants, Jean Mattern réussit encore une fois, en un roman aussi bref qu’intense, une brillante auscultation des thèmes qui lui sont chers : les pouvoirs dévastateurs du non-dit, la transmission, et enfin, l’acceptation de soi. Un livre délicat et délicieux.
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