"Les falsificateurs" et "Les éclaireurs" : Les esbroufeurs
Belle idée que celle qui sert de trame aux deux romans d'Antoine Bello « Les falsificateurs » et « Les éclaireurs » : une organisation secrète internationale nommée le CFR (Consortium de Falsification du Réel) composerait des mensonges grâce à ses agents infiltrés tout autour de la planète, pour modifier la réalité et tenter d'influencer le cours de l'histoire.
J'imagine que l'auteur a souhaité en faire un diptyque paranoïaque, pour que ses lecteurs se demandent en tremblant «...et si c'était vrai ? ». Là on pense aux charniers de Timisoara sous Ceausescu, ou à l'invention du plan Northwoods qui voulait simuler une attaque de Cuba pour légitimer une guerre des Etats-Unis, et on se dit qu'il a peut être raison de nous ouvrir les yeux ! Oui, sauf que c'est utopique car tout fait faux dans ses romans. Tout ce monde décrit semble fait de carton pâte, les dialogues sont surréalistes et il m'a rarement été donné de voir des personnages aussi peu incarnés, en qui il est absolument impossible de s'identifier. Tout ce que nous donne à lire Bello est factice. S'il a la volonté de nous éclairer sur notre monde, il n'en produit qu'une vulgaire falsification.
Je m'explique.
Le premier opus nous présente le héros, Sliv Dartunghuver, islandais brillant, tellement « premier de la classe » qu'on a envie de lui donner des claques. Il découvre le CFR par son mentor, Gunnar Eriksson, seul personnage doté de défauts donc à peu près attachant, et commence sa carrière au sein de l'organisation en échafaudant des scénarios pour défendre la cause des Bochimans, le galuchat, ou d'autres sujets passionnants que j'ai déjà oubliés. Sur son parcours il croise Lena Thorsen, une agente du CFR danoise, très froide, très arrogante et très antipathique, qui ne cessera de se placer comme une concurrente de notre pauvre islandais. Heureusement pour nous faire croire qu'il a une vie privée, Sliv a deux amis : Youssef et Maga, deux idéalistes naïfs et passionnés qui espèrent dur comme fer qu'en travaillant pour le CFR, ils œuvrent pour les gentils et pas pour les méchants. L'auteur essaye en effet de mettre en place un suspense de pacotille qui fonctionne un peu au début mais dont on se lasse vite : « quelle est donc la finalité de ce mystérieux CFR ? ».
Le CFR ressemble à un organisme tentaculaire, structuré comme nos pires multinationales, avec un Comex, un département des ressources humaines, un département de l'informatique, une Académie et une hiérarchie bien établie classifiant ses agents. Le rêve pour tout étudiant en école de commerce. On trouve des antennes et des bureaux du CFR partout dans le monde, et notre héros passe l'essentiel des romans dans les avions : Reykjavik-Cordoba-Washington-Reykjavik-Toronto-Frankfort- Reykjavik -Timor- Reykjavik -New-York, hop hop et il n'est même pas fatigué. Et bien entendu les moyens financiers du CFR sont illimités. On a donc le droit de payer des documents plusieurs centaines de milliers d'euros, de faire déplacer des montagnes (à prendre au sens propre) pour modifier la géographie du Timor, d'acheter le témoignage ou le silence de gens à prix d'or. On aimerait bien y croire, lâcher prise, admettre que l'on se trouve dans un roman de science-fiction, mais ce n'est pas possible car Antoine Bello se base constamment sur des faits réels, et mis à part ce CFR improbable (jamais il ne nous explique comment le CFR arrive à rester secret), l'action se déroule dans un monde sensé être le nôtre.
Je pensais que le second volume serait plus ambitieux, puisque la quatrième de couverture nous indiquait que l'existence du CFR risquait d'être remise en cause avec les événements du 11 septembre 2001. Quoi ?! Le CFR aurait-il inventé les attentats du 11 septembre en truquant les vidéos et plaçant des bombes dans les tours ? On s'attend à un roman révisionniste, mais je vous rassure il n'en est rien. J'imagine que bon nombre de lecteurs ont dû être déçus, car au lieu de mêler le CFR aux conspirations du 11 septembre, on suit Sliv qui avec sa fine équipe va tenter d'empêcher la guerre en Irak. Rien que ça. Ouf, on est rassuré, le CFR joue bien du côté des gentils et non des méchants.
Il a un petit côté Will Smith dans « Independance Day » notre Sliv, qui pose maintenant en défenseur universel des droits de l'homme et sauveur de milliers de vies d'innocents. En plus il sait tout sur tout, il connait par cœur les us et coutumes des Penans en Indonésie, maîtrise l'histoire des Etats-Unis sur le bout des doigts, peut parler d'égal à égal avec un dirigeant de l'ONU comme avec Colin Powell, cite du Montesquieu avec les dates des différentes éditions, il est toujours compréhensif, à l'écoute, modeste. En un mot, il est insupportable. Il n'a pas de passé, pas de vie, pas d'émotions. Même Tintin est plus crédible comme personnage.
A côté de cette encyclopédie humaine on ne peut que se sentir idiot. Et ce sentiment est renforcé par les longs chapitres techniques qui nous expliquent par exemple les tenants et les aboutissants de l'indépendance du Timor Oriental. Au-delà du fait qu'on s'en fout assez, on se demande si Antoine Bello n'aurait pas rêvé de prendre la place de Bernard Guetta sur France Inter, ou de devenir le nouvel éditorialiste du Monde Diplomatique. Il noie l'action sous des flots d'informations de géopolitique, nous inondant de raccourcis et de syllogismes. Parfois j'avais l'impression d'être devant « Inception » ou « Jurassic Park » : toutes les explications scientifiques vont trop vite pour être comprises et assimilées, mais c'est normal car si on s'arrêtait deux secondes dessus, toute la thèse de base s'effondrerait.
Bello se complait dans l'écriture et la scénarisation à outrance, se gargarisant de ses raisonnements, créant des personnages satellites inutiles, amorçant des débuts d'histoire qui n'aboutissent à rien.
Au fond, que racontent ces livres ? Le problème c'est qu'on ne sait pas où l'auteur veut en venir. Le sujet est-il le CFR et sa finalité ? Est-ce la relation entre Sliv et Lena ? Est-ce un questionnement sur le façonnement de l'Histoire ? Tout se mélange dans un fouillis parfois trop dense, si bien qu'on se demande pourquoi on continue la lecture. Sûrement pour suivre tous ces sujets à la fois, et terminer sur un vague sentiment de déception...tout ça pour ça ?
La dédicace finale nous en dévoile un peu plus sur les intentions de l'auteur : "Un grand merci aux milliers de contributeurs anonymes de Wikipedia, ces conspirateurs victorieux de l'esprit humain".
Bon déjà on est content parce qu'on comprend qu'il pompe tout sur internet, mais surtout on se dit que c'était donc ça ! Tout cet idéalisme juvénile dans lequel baignait le bouquin comme des haricots verts dans du beurre ! Rousseau, sors du corps d'Antoine Bello ! Je comprends mieux cette sensation de lourdeur, j'ai toujours eu du mal avec les discours bien pensants, les évangélistes de la naïveté, les bisounours militants. Je n'ai jamais cru que tout le monde il était gentil tout le monde il était beau.
Heureusement j'ai frôlé l'indigestion de peu, j'ai enchaîné cette lecture avec « Le portail » de François Bizot qui raconte sa détention par les Khmers rouges dans les années 70. Dans la sublime introduction, on lit cette phrase toute simple, qui me semble bien mieux résumer l'humanité : "La philosophie la plus éclairée n'est-elle pas celle qui enseigne à se méfier de l'homme ?"
Amis du cynisme et de la mauvaise foi, je vous salue bien bas.