Après avoir lu quelques-unes des critiques sur les Fleurs du Mal, je me rends compte que, soit on essaye d'en dire quelque chose de plus ou moins objectif et on se demande : où ? quand? comment? Pourquoi? Quel impact? Quelle était sa vie? (et si c'est ce que vous recherchez ne lisez pas ma critique) ; soit, on parle de notre rapport personnel à Baudelaire et alors ça donne une critique toute subjective mais pas forcément originale car souvent on partage les mêmes impressions. Par exemple, je me suis reconnue quand j'ai lu dans une critique « Nous sommes beaucoup à aimer ce livre du plus profond de nos entrailles ». C'est particulièrement vrai pour moi, enfin ça c'est que je vais tenter d'exprimer dans ma critique (laquelle aura une dimension assez personnelle). En tout cas, je pense que c'est très dur d'écrire une critique des Fleurs du Mal par laquelle on ne tomberait pas dans les lieux communs (tellement de choses ont déjà été dites) ou qui ne serait pas autre chose que sa page Wikipédia formulée et agencée un peu différemment.
Avant de m'y mettre, je voudrais évoquer une autre critique que j'ai lue, laquelle exprimait que l'éducation nationale en gros, n'avait pas besoin de nous farcir Baudelaire à toutes les sauces sous prétexte que c'est un « maître ». Je ne sais pas si j'ai un avis tranché sur la question mais moi j'éprouve de la gratitude pour l'éducation nationale, ou ma maîtresse d'école, ou mes professeurs pour m'en avoir servi, et resservi du Baudelaire. Oui, ça me va très bien comme état de choses car si on nous le donne en espérant que cela nous apportera quelque chose tôt ou tard, dans mon cas c'est réussi.
J'ai acquis les *Fleurs du Mal* en Cm2 c'est assez tôt mais à partir du moment où je l'ai eu, il m'a tout le temps accompagnée. Quand je vais mal, je lis Baudelaire et quand je vais bien, je lis Baudelaire. Quand j'ai besoin d'affronter une situation et de garder mon calme, je récite dans ma tête des poèmes de Baudelaire (ça marche très bien). Il y a chez moi un attachement tout affectif à Baudelaire parce que clairement, il y a eu dans ma vie un avant et un après Les Fleurs du mal. Et si je dis cela, c'est parce qu'il y a une sorte d'entêtement borné chez moi comme si je louchais sur Baudelaire. Moi-même j'en sers et j'en ressers : « Baudelaire par-ci, Baudelaire par-là ». Alors que depuis, combien de poètes monumentaux ai-je rencontrés ! (Pour ne citer que Rilke et Mallarmé.) Eh oui mais ce n'est pas pareil car Baudelaire a une place clé pour moi. Baudelaire m'a amenée voire poussée dans la littérature.
La première fois que j'ai lu l*Albatros ce fut ma première claque esthétique, j'étais scotchée. C'est bien qu'il doit y avoir quelque chose d'au moins accessible intuitivement dans ce poème. Je n'étais pas capable d'en saisir les dimensions, toute la richesse, et pourtant je sentais que c'était Beau. La dernière strophe de l'Albatros -je vous passe la citation on la connaît tous par coeur- avec le poème d'Hugo Demain dès l'aube... c'est la porte par laquelle je suis rentrée dans l'univers de la poésie (et Dieu sait si je m'y complais depuis). Ce poème il m'a fascinée et une fois lu, je voulais absolument que d'autres poèmes me fassent le même effet. J'étais vraiment troublée par l'effet que ce poème avait eu sur moi, le sentiment douleur/plaisir : « qu'est-ce donc que cela qui me fait tout drôle ? - L'Inconnu effrayant et douloureux au premier abord mais auquel on se heurte pour la bonne cause. »
Ce qu'il s'est passé, pour le dire clairement et ne pas s'attarder sur mes réflexions toutes naïves de l'époque (CM2, puis collège/seconde), c'est qu'avec ce recueil j'ai senti qu'il y avait quelque chose comme du « Beau » dans ce monde (d'une beauté différente de celle de la belle action ou du « joli »). Pour moi ce poème était Beau c'était évident (ainsi que l'Ennemi, la Vie antérieure et A une Passante) et il venait faire contraste avec le reste de ce que j'avais vu et lu, en majorité, jusque-là. Très vite, je me suis sentie consolée par la lecture des Fleurs du Mal. C'était une fenêtre, un moyen d'échapper à la trivialité, au quotidien ou alors, d'apprécier la laideur du fait de sa transfiguration (c'était se dire que, non seulement, beauté et laideur n'entraient pas forcément en contradiction, mais que la laideur pouvait être bien plus qu'elle-même -telle qu'on la conçoit communément-, bien plus donc, que ce dont on cherche à détourner le regard ; aussi la laideur possédait-elle ses propres richesses et ne devait donc pas forcément être rejetée ou occultée).
Cela, bien sûr, c'est le regard que je porte après coup. M'enfin, ce Beau a toujours appelé ma curiosité et c'est pour cela que j'y suis si souvent revenue.
Mais ce qu'il y a d'extra pour moi (voire d'émouvant, sensible que je suis) et qui me rend Baudelaire si cher, c'est que j'ai affiné mon goût avec son œuvre. Le fait qu'on m’ait servi et resservi du Baudelaire (j'étais une enfant un peu rebelle qui ne s'intéressait à rien ni ne lisait) m'a obligée d'une part à côtoyer la lecture, ou plus précisément, à garder un pied dans la culture et d'autre part, à approfondir le sentiment qui était le mien quand je le lisais. Je ne m'intéressais à rien sinon à l'oisiveté et beaucoup de choses m'étaient bien égales mais... j'avais Baudelaire. J'avais Baudelaire en deux sens au moins : 1) Je me disais que je n'étais pas une coquille vide, si ce poème me faisait de l'effet c'est bien que j'étais capable d'émotion, d'éprouver quelque chose ; 2) Je ne m'intéressais pas vraiment à rien parce que j'éprouvais beaucoup d'intérêt pour Baudelaire et que je commençais à en avoir une certaine connaissance. Et même, je prenais du plaisir à en parler.
Aussi, un peu à la manière dont Nietzsche a dit « Schopenhauer éducateur » moi je pourrais dire « Baudelaire éducateur ». A chaque relecture (qui s'inscrivait dans une époque bien particulière), j'ai vu, compris, senti, appris autre chose. A chaque relecture, donc, j'ai eu de bonnes surprises.
Et quand je dis qu'il m'a fait garder un pied dans la culture c'est très très sérieux :« Baudelaire, Sauveur ». J'aurais vraiment pu désespérer de m'intéresser à quoique ce soit en littérature (pendant longtemps j'ai cultivé l'idée que c'était nécessairement ennuyant à mourir -oui oui très très rebelle, vive les copains, la fête et MSN-). Si cela dépend peut-être du hasard, d'une sorte de prodige métaphysique ou comme on veut (le fait que ce soit Baudelaire et pas un autre, que tout ce qui découle de ma découverte de Baudelaire aurait très bien pu ne pas découler si l'on ne m'avait pas mis ce livre et ce poème dans les mains à ce moment précis) il faut noter qu'à partir du moment où je l'ai découvert, je me suis agrippée à lui tout le temps. Quand je culpabilisais de mon manque d'intérêt pour tout, de mon peu de connaissances, j'avais Baudelaire. Et, non seulement je voulais affiner ma compréhension de ses poèmes, mais avec le temps, j'ai aussi voulu lire tout ce que je trouvais de lui et sur lui, m'informer de sa vie (ce qui a été l'occasion pour moi (décidément hein), de me sentir moins seule parfois), m'informer de sa place dans la littérature, savoir qui c'était cet Edgard Poe, étudier ses critiques, etc, etc.
Après, j'ai voulu plus de poésie, plus de poètes, plus de littérature, plus de philosophie... Tout cela s'est fait naturellement après mais en grande partie grâce à mon intérêt initial. Tout cela m'a donc incitée à exercer mon goût, aiguiser ma sensibilité et surtout, m'a amenée à me dire qu'il y avait dans la littérature des choses vraiment belles, capable de me consoler, de me nourrir spirituellement. Et si j'y ai pris goût ce n'est pas non plus tout à fait part hasard c'est parce que c'est Beau point.
De plus, l'avantage avec Baudelaire c'est que ça parle à tous les âges, qu'il y a des niveaux de lecture et qu'il y a des poèmes plus ou moins accessibles (ceux que j'ai cités) qui nous font entrer assez délicatement dans l'oeuvre. A la première lecture on peut être fasciné par le style, la dimension, la réflexion existentielle, etc. Puis au cours des lectures qui suivent, on se rend compte de ceci-cela, on s'aperçoit des assonances, de la métrique, des parallèles à faire avec les autres poèmes, etc.
Enfin, retourner à certains poèmes de Baudelaire c'est en même temps être appelé à insister sur les autres poèmes qui paraissent un peu plus difficiles d'accès. C'est chercher à comprendre par exemple ce qu'il se cache dans les poèmes censurés ou "pourquoi La Charogne est-il si remarquable?". Enfin, connaître Baudelaire amène ensuite à s'interroger sur la façon qu'à le poète de s’immiscer dans son oeuvre, dans les symboles, de changer les codes etc. ; à s’interroger, enfin, sur sa place -cruciale- dans l'histoire de la poésie moderne, voire dans la conception moderne de l'art (et en cela je dirais qu'il est légitimement incontournable car cet impact c'est quelque chose qu'on ne voit évidemment pas quand on est tout jeune mais plus tard, lorsque l'on veut se lancer et approfondir sur un sujet, admettons : "La modernité en poésie", on est bien content de partir dans l'inconnu avec du déjà connu et c'est là qu'on découvre que " ahhhh ouaiiiiis Baudelaire c'est encore plus que ce que je croyais en fait !"
Enfin, tout cela fait que Baudelaire depuis il fait partie des meubles. Il est toujours là, quelque part dans un coin de ma tête ; je sais que je discuterai avec lui, que j'en parlerai, que je le mettrai éventuellement à l'appui dans une copie, etc... Bref, j'ai toujours Baudelaire, je continue de me construire avec son oeuvre.Si je l'ai aimé à la première lecture, après, mon amour n'a jamais été que justifié (même quand j'ai fini par me dire que, dans la vraie vie, il m'aurait sans doute bien agacée ce « Monsieur-même-très-très-malade-il-faut-que-je-sois-quand-même-très- très-apprêté »).
Enfin, pour rebondir sur le début de ma critique (qui est moins une critique qu'une réaction à une autre critique voire un hommage), je ne sais pas envers qui je dois avoir de la gratitude, mes professeurs, l'éducation nationale, Baudelaire, les deux, et moi-même de l'aimer, la contingence ou tout cela à la fois... M'enfin, je me risque... j'éprouve de la gratitude pour Baudelaire (et on le comprend sans doute maintenant très bien après toute ma critique) : je dois aux Fleurs du Mal, une part de mon goût pour l'art en général et une part de ma propension à persévérer.
Lisez Baudelaire.