La horde du Contrevent, en son temps, m'avait laissé pantois, rafalé par le style unique et foisonnant d'Alain Damasio.
Avec Les furtifs, il renoue avec brio avec cette langue torsadée, contournée, transmutée pour les besoins de son récit. De la langue de plomb, il fait de l'or en lettres.
Son histoire, ses personnages, les concepts qu'il déplie puis déploie sont fascinants. La puissance évocatrice de ses mots s'avère bouleversante, d'autant que le lecteur peut espérer entrer plus rapidement dans de plain pied dans la narration que cela fût le cas dans son précédent opus où il fallait s'armer de patience avant de pouvoir chevaucher les zéphyrs.
Néanmoins, il faudra, pour appréhender les furtifs, apprendre à lâcher prise. Entre les mots de vocabulaire abscons, les cadavres exquis de mots rabibochés, il faut oublier la compréhension littérale des termes utilisés. Le lecteur doit, pour savourer la prose savamment élaborée, accepter de sentir, ressentir, voire pressentir la signification de tous ces mots qui jaillissent dans un apparent désordre. Apparent seulement. Car sous la surface des glyphes, une profondeur demeure celée... jusqu'au moment de la compréhension. L'émotion peut dès lors éclater sporadiquement, subrepticement, au détour d'une phrase poignante. Nombre de scènes se révèlent bouleversantes, magnifiques, étourdissantes. Dans ce flots, ce flux, ce reflux de mots, c'est un bonheur littéraire qui jaillit.
Et quels rebondissements nous offre l'auteur ! Quand on croît se trouver sur des rails narratifs ancrés dans le ballast, ça déraille. Ca défouraille ! Sur les vingt-trois chapitres que compte cet ouvrage, vingt-et-un sont de pures merveilles. Cette perfection est, selon moi, écornée par les deux derniers, à connotation trop politisée. Non pas que l'antérieur ne le soit pas, loin de là. Son texte est infusé de politique. On trouve ici une matière foisonnante sur le monde tel qu'il est, tel qu'il va, tel qu'il pourrait être dans un libéralisme débridé. Consumérisme effréné, techno améliorations déshumanisantes, libéralisme anthropophage, moloch des temps modernes. La critique est féroce, à l'image de la violence économique vécue par une partie de la population, l'espoir utopiste et vibrant d'un possible alternatif. Ce texte est un manifeste pour la vie conscientisée, irrigué tout du long par des argumentaires croisés des personnages. En effet, sa galerie de portraits est particulièrement réussie, à l'instar de sa précédente horde. Des personnalités singulières, dissonantes, calibrées pour l'argumentation contradictoire et complémentaire.
Ca fait cogiter, ça émeut, ça transporte et transforme furtivement. C'est bien pour cela que ces quarante dernières pages m'ont semblé de trop. Trop pontifiantes, ivres de la logorrhée de l'auteur qui déborde alors des pages et s'écoule telle une bouillie indigeste. L'état de grâce jusque-là suspendu à un fil s'est figé sous mon regard, céramique inerte, là où jusqu'ici le texte vibrionnait de bonheur partagé, celui de l'auteur et du lecteur.
Un grand merci toutefois M. Damasio pour ce nouveau morceau de bravoure littéraire comme on en lit peu. Depuis La Horde du Contrevent qui m'avait estomaqué, je crois n'avoir pas ressenti une telle émotion à la lecture d'un texte. C'est brillant, bravo... et le plaisir est loin d'avoir été furtif.