Il faut être honnête : Paul, Leto et les autres nous manquent. Herbert avait réussi à créer des personnages dotés d'un tel charisme, d'une telle profondeur, que leur absence fait mal. On était devenu accro, et on nous prive de notre dose. Mais il faut être honnête jusqu'au bout, et reconnaître à Herbert un talent certain pour poursuivre son cycle, en s'appuyant autant sur l'héritage des tomes précédents que sur de nouvelles intrigues, mêlant intelligemment figures légendaires (Idaho est toujours là, et l'ombre de Leto plane sur tout le roman) et nouveaux personnages. Herbert n'a pas peur d'aller de l'avant, il assume les risques, quitte à déplaire à certains lecteurs. Il n'aurait pas écrit son épisode VII en pillant son épisode IV, lui (suivez mon regard).
L'art de mêler l'ancien et le nouveau est sans doute l'un des grands talents de Herbert. A chaque nouveau roman du cycle, on découvre à la fois de nouveaux concepts, toujours aussi brillamment pensés, que d'anciennes idées qu'il continue de développer, de pousser jusqu'au-boutisme. Dans les Hérétiques de Dune, on découvre ainsi des talents inédits à un Bashar descendant des Atréides, des femmes revenues de la Dispersion avec d'effrayants pouvoirs, mais aussi une jeune fille un peu capricieuse qui commande aux vers géants, un ghola très différent de ses incarnations précédentes, et le Tyran qui semble toujours agir comme un fantôme sur les événements, même 1500 ans après sa mort. Herbert sait ainsi nous emmener vers d'autres horizons, sans nous couper de nos attaches à son univers.
Plus que jamais, j'ai eu l'impression, dans ce roman, que Herbert construisait son récit comme le déroulement d'une partie d'échecs. Le dénouement du roman n'est pas vraiment ce qui l'intéresse : en quelques pages, il est bouclé, là où d'autres que lui auraient dilué ces événements sur la moitié d'un roman. Herbert préfère errer dans les pensées de ses personnages, prendre son temps pour nous les faire connaitre intimement. Et tout se met en place peu à peu ; imperceptiblement, comme la simple avancée d'un pion sur l'échiquier. Jusqu'au final, où tout, finalement, coule de source et rend tout récit détaillé inutile : est-il nécessaire de terminer la partie quand on sait que le mat est là, en quelques coups ? Cette lenteur dans le récit peut facilement agacer, mais il faut admettre qu'elle est cependant brillante dans sa construction, et que le choix d'herbert de se focaliser avant tout sur ses personnages les rend finalement très vivants dans notre imaginaire.
(spoilers dans la suite) Mais il ne faudrait pas en déduire que l'intrigue développée dans ce roman est au rabais. Au contraire, c'est tout simplement l'accomplissement du Sentier d'Or de Leto qui nous est proposé ici, dans toute sa finesse et sa prescience machiavélique ! Dans les Hérétiques de Dune, le regard d'Herbert se concentre essentiellement sur le Bene Gesserit, la Communauté des Sœurs qui déclare vouloir aider l'humanité à mûrir. Un objectif qui semble encore plus noble que celui de l'Empereur-Dieu, qui lui avait permis simplement de survivre grâce à son Sentier d'Or. Mais Odrade, la Révérende Mère, va devoir réviser son point de vue, quand un ver des sables la conduit volontairement sur le lieu de l'antique sietch Tabr, pour y découvrir des inscriptions laissées par Leto à son intention.
De là à penser que le Tyran ait voulu dissoudre sa conscience dans la nouvelle race de vers géants en vu de cet épisode capital, il n'y a qu'un pas. Et capital, il l'est ! L'empereur-Dieu invite, par ses paroles d'outre-tombe, le Bene Gesserit à se rallier à lui, à ses desseins millénaires :
Qu'est-ce que la survie, si l'on ne survit pas entier ? Qu'est-elle si
on n'entend plus la musique de l'existence ? Les mémoires ne
suffisent pas si elles n'ont pas le pouvoir d'inspirer de nobles fins !
L'effet, on ne le comprendra que dans le final, sera de pousser la Communauté des Soeurs à "tuer le Père" : raser, atomiser Rakis (Dune), pour éliminer les vers et les dernières attaches qui liaient encore l'humanité aux restes de Leto. Ce qu'Odrade expliquera à un Idaho médusé :
J'ai pensé que vous aviez droit à une explication sur le véritable
dessein de la Mère Supérieure. Son but était la destruction de
Rakis, voyez-vous. Ce qu'elle cherchait vraiment, c'était
l'élimination de la quasi totalité des vers géants (...). Ils
représentaient une force prophétique qui nous maintenait en état
de servitude. Ces perles de la conscience du Tyran amplifiaient
son emprise. Il ne prédisait pas les événements, il les créait.
Ou encore :
Duncan désigna l'arrière du vaisseau.
- Mais dans ce cas, pourquoi...
- Celui-là ? Il est tout seul à présent. Avant qu'il ne se soit reproduit
en nombre suffisant pour exercer à nouveau une influence
quelconque, l'humanité aura progressé suffisamment pour être
autonome et hors de sa portée. Nous serons trop nombreux et trop
diversifiés. Aucune force ne pourra régir à elle seule notre avenir.
Plus jamais.
Mais le génie et le cynisme d'Herbert transparaît dans la façon dont ce stratagème est mis à exécution (au-delà du fait qu'il s'agit, quand même, de stériliser toute une planète...). Car ce plan nécessaire, les Sœurs ne vont pas le mettre en oeuvre elles-mêmes, pour ne pas s'aliéner l'humanité. Non, elles exerceront leur art de la manipulation pour que la basse besogne soit faite par leurs nouvelles ennemies, les Honorées Matriarches, tout en éliminant le Bene Teilax (après lui avoir volé ses secrets sur les cuves axlotl, bien sûr). Et en conservant en main les cartes majeures : le dernier ver des sables, et le ghola Idaho aux talents inconnus. On découvre ici l'art de la manipulation à trois étages, menée avec une arrogance qui glace parfois le lecteur. "Les nobles fins", disaient Leto ; certes, mais à quel prix ? Notre humanité ?... Les graines de cette réflexion sont plantées, et charge sera à Idaho et Sheena, futurs rebelles, de la mener dans le 6e tome, la Maison des Mères.
Finalement, il y avait peut-être déjà, chez Herbert, les germes de l'arrogante et cynique Culture de Iain Banks, même si l'espiègle écossais y ajoutera une inimitable touche d'humour. Je me plais à imaginer cette possible filiation entre ces auteurs, car ils comptent tous deux parmi les plus grands du XXe siècle, incontestablement.