Qu'est-ce qu'un écrivain? En ayant une vision empirique de la chose, on pourrait répondre : c'est un alchimiste, mélangeant divers ingrédients dans des dosages très précis dans l'espoir d'obtenir une mixture équilibrée et conforme au résultat attendu. En termes plus actuels, l'écrivain est le barman de l'écrit, là où le journaliste moyen passe plutôt pour un producteur d'alcool en masse – fidèle à des standards de qualité, mais sans surprise. Effectivement, l'obtention d'un bon roman peut passer par une recette plus ou moins bien définie : parfois précise à l'excès (dans le cas par exemple des polars, qui suivent généralement un schéma quasiment mathématique), souvent vague, quand l'auteur connaît à l'avance le goût qu'il veut donner à son breuvage mais que les quantités de chaque élément du cocktail lui échappent.
Je serais extrêmement surpris si Delphine de Vigan avouait avoir une telle vision de l'écriture (« désolée, mais je n'écris pas au shaker »), toutefois cela n'empêche pas son dernier roman, Les heures souterraines, de s'y soumettre. Deux ans plus tôt, trop d'ingrédients parasites entachaient la bonne tenue de No et Moi (malgré son glorieux prix des Libraires 2008) au risque de transmettre un détestable arrière-goût au lecteur, et je peux dire sans crainte que je n'attendais pas grand chose de son successeur. Or il est excellent. C'est un mélange à la robe riche et sombre, un ensemble de sentiments allant de la mélancolie, de la tristesse à la douleur psychologique, une combinaison réussie de silence(s) et de pensées solitaires diluées dans un Paris hostile et impersonnel; le tout marque son objectif, il arrache quelque chose au lecteur (réussissant donc là ou No et Moi avait échoué).
Le cocktail ne manque pas de violence : mais il est indéniablement réussi.
De Vigan est une adepte de la focalisation interne et son style, net et fluide, s'y prête bien; débarrassé des grosses invraisemblances (dues certainement à la difficulté pour un auteur de plus de 40 ans à camper un groupe d'adolescents de façon crédible) de son précédent ouvrage, il gagne une puissance assez inattendue. L'enchaînement des petites phrases anodines finit par créer inéluctablement une montagne solide et menaçante, un large puzzle face auquel on ne peut pas ne rien ressentir.
De plus, en utilisant de façon relativement égale deux personnages aux situations différentes mais aux points communs certains, la narration facilite l'identification du lecteur, et mieux : elle se permet le luxe de surprendre. Mathilde et Thibault ne se rencontreront jamais véritablement, pourtant l'un et l'autre sont des composantes essentielles du roman; l'écrivaine parvient à les lier malgré leurs différences fondamentales, et même si elle est loin d'être la première à l'avoir fait, ses quelques originalités scénaristiques (que je ne peux pas dévoiler sans méchamment spoiler) compensent aisément la banalité relative du sujet (hostilité du monde moderne, constat de la quarantaine, rupture amoureuse, etc).
L'impression finale que donne Les heures souterraines est splendide; malgré ses quelques défauts (mineurs) il dégage une beauté marquante, il touche, et surtout, pousse le lecteur à vouloir lui-même y croire. Impressionnant.