La force principale de cet essai politique est celle de tous les bonnes réflexions en sciences sociales : arriver à dégager des structures. Et ici, c'est d'autant plus spectaculaire, que la structure se dessine au sein de ce qui semble être un chaos total : le nouveau populisme, où la politique ne semble plus se résumer à l'intérêt commun, mais à celui de chacun (on pourrait créer un néologisme, quelque chose comme "l'idiotique", pour désigner cela).
La "critique" va ressembler un peu à une fiche très synthétique du livre, et j'en suis désolé, mais c'est un moyen pour moi d'en garder une trace écrite.
Giuliano da Empoli tisse des liens entre plusieurs grands mouvements populistes, tous issus de cette matrice incroyable du M5S en Italie, et de ce duo étrange, Casaleggio - Grillo, qui se forme dès 2007. Le blog de Grillo, dans lequel il déversait originellement ses billets d'humeur, devient une plateforme sur laquelle les opinions de tous les adhérents sont synthétisées et recrachées en slogans et lignes directrices par un algorithme. Dans un même temps, cette plateforme verrouille les opinions, excluant du mouvement les dissidents. Les plus dociles deviennent en revanche les avatars de chair du mouvement, donnant un accès complet à leurs réseaux et signant des contrats d'obéissance absolue (à l'image de la maire de Rome de 2016 à 2020, Virginia Raggi). L'ingénieur de ce système, Casaleggio, remplacé à sa mort en 2012 par son propre fils, est un de ces "spin doctors", des hommes de l'ombre qui ont compris que l'apparent chaos de la sphère d'internet et des RS pouvait être contrôlé et servir de tremplin politique.
Giuliano da Empoli met donc en lumières les liens entre ces différents "ingénieurs", qui semblent vouloir constituer une sorte d'internationale populiste. Steve Bannon, Breitbart et Milo Yiannopoulos aux Etats Unis ; Arthur Finkelstein, d'abord "spin doctor" de Reagan, qui permit l'accession au pouvoir de Netanyahu, est maintenant l'homme caché derrière Victor Orban ; Cummings, l'artisan du Brexit, dans l'ombre des Farage et Johnson. Tous ceux-là ont compris quelque chose de fondamental : l'avenir dans la politique ne se situe plus dans la recherche du dénominateur commun, du consensus, à travers des discours modérés qui marginalisent les pensées radicales. Non, il s'agit d'agréger les extrêmes en individualisant la politique. Et des outils formidables existent pour réaliser ce projet : Cambridge Analytica, Aggregate IQ (les héritiers du blog de Grillo en somme) permettent de connaître les préoccupations des électeurs potentiels en analysant leurs RS, et de leur envoyer des messages personnalisés pour les convaincre. Il s'agit donc de mener plusieurs micro campagnes en une seule, qui ne convergeraient qu'au moment du vote, ce que Da Empoli appelle une "politique centrifuge"... Cela paraît fou, et pourtant c'est bien réel et documenté. Certains Etats américains ont basculé du côté de Trump en 2016 à quelques milliers de voix, et le rôle de Cambridge Analytica est indéniable, tout comme celui d'Aggregate IQ pour le Brexit.
Cet essai est proprement éclairant, et fournit une synthèse admirable en 200 pages (avec une petite postface actualisante datant de 2023, qui plus est) de cette nouvelle dynamique politique, et du cynisme ahurissant de ces "ingénieurs".
Un élément me gêne en revanche, c'est le traitement de ces fameuses "masses" anonymes des réseaux, présentées comme des hordes furieuses issues de communautés de gamers, qui semblent tirer leur haine et leur rancoeur de nulle part. Il me semble que le succès des spin doctors s'appuie avant tout sur l'échec des démocraties représentatives à rendre la politique concrète pour beaucoup de gens, à ce qu'ils et elles puissent se l'approprier. La morgue des institutions, certes instrumentalisée, outranciée à travers la figure de l'"establishment" si chère à Bannon et Trump, est bien réelle, et a contribué à générer ce sentiment de déclassement, à mon sens.
C'est un aspect que j'aurais aimé voir un peu plus développé, mais peut être sera-ce le sujet d'un autre essai ?