C'est très certainement un des romans de fantasy les plus étranges que j'ai pu lire jusqu'ici. L'auteur annonce un peu pompeusement dans sa préface qu'il n'y aurait pas d'entre deux possibles : soit on adore le roman, soit on le rejette. Pour ma part, ça n'est ni l'un ni l'autre.
C'est indiscutablement une bonne lecture, je ne regrette pas d'avoir persisté dans le genre après la déception qu'a été pour moi La Première Loi de Joe Abercrombie. Mais ça n'a pas été le coup de coeur absolu que les critiques élogieuses d'internet suggéraient. Ici et là on hisse Steven Erikson en fer de lance de la fantasy, auteur d'une oeuvre dantesque reléguant Tolkien au grenier. À l'issu de ce premier tome je dois dire que de telles critiques sont largement exagérées. D'accord, c'est bien, mais on ne touche pas au génie. Ou en tout cas pas encore.
Sur internet on ne cesse de s'émerveiller devant l'univers du Livre des Martyrs. Si j'ai senti celui-ci fouillé, il ne m'a pas marqué plus que beaucoup d'autres. Ça n'est à mon avis pas le point fort de ce premier tome, et pour pour plusieurs raisons.
Erikson ne daignant pas écrire la moindre exposition, la moindre explication, on doit faire avec les bribes éparses disséminées au long des 630 pages. On évoque des races étranges, des pays et continents, un système de magie très élaboré, un très grand nombre de divinités, mais rien de tout ça ne prend vraiment forme dans l'esprit du lecteur. Les zones d'ombres sont si nombreuses qu'on est ici en droit de se demander si cette richesse apparente n'est qu'une façade, des noms jetés au hasard. L'histoire de déroulant sur 10 tomes, je pense pour le moment qu'il n'y a pas de supercherie, mais cet aspect m'aura laissé sur ma faim. Je n'ai pas été plongé dans un univers riche et cohérent débordant d'idées et de cultures finement ciselées. C'est simple, on n'est jamais témoin de la vie simple, routinière, d'un protagoniste : tout est épique, tout est "exceptionnel", tout est intense. On ne sait pas ce que ces gens mangent, on ne connaît pas leurs croyances (malgré l'abondance "d'Ascendants", de dieux), on ne sait pas comment ils s'habillent... Nos personnages côtoient des dieux et des forces antiques sans broncher. Je me suis senti comme un nageur ne sachant s'il avait pied. Le roman ne nous fourni simplement pas les bases nécessaires pour comprendre ce qu'est la normalité dans cet univers. Et malgré l'abondance de sorcellerie (j'en ai rarement vu autant dans un roman de fantasy), je n'ai encore pas la moindre idée de comment celle-ci fonctionne.
La trame est particulièrement confuse. C'est certes une volonté de l'auteur, mais je ne peux m'empêcher de me questionner sur l'intérêt d'une écriture aussi obscure. De nombreux chapitres sont frustrants, on les lit en ne comprenant que la moitié de ce qui se passe. Alors certes, lorsque tout s'assemble, lorsque le déclic arrive, on a droit à de beaux moments d'épiphanie particulièrement plaisants, mais dès le chapitre suivant nous repartons dans la brume. Le roman aurait-il été inintéressant si Erikson avait daigné être plus clair ? Bien sûr que non ! Les Jardins de la Lune a en réalité une intrigue très riche blindée de personnages aux ambitions incompatibles, le tout conté avec une plume agréable. Mais ce tome est parfois tellement opaque ! Je suis certain de ne pas avoir tout compris, et bien que ça soit voulu ce fait me laisse perplexe. Les autres tomes seraient apparemment moins obscurs, et c'est un soulagement : je souhaite lire des romans, pas jouer aux devinettes.
Une relecture serait certainement très intéressante, mais je n'en ai pas la motivation. Dans 10 ans, peut-être.
Erikson prend le parti pris de ne donner que le minimum d'informations nécessaires pour visualiser les scènes qu'il nous propose. C'est généralement efficace, les personnages étant suffisamment différents les uns les autres (malgré leur grand nombre, une belle réussite) pour qu'ils prennent vie dans notre imagination. J'ai en revanche trouvé que cela pêchait sur les scènes d'actions et de magie. J'ai manqué de lire les émotions des protagonistes, d'avoir davantage de détails sur le visuel des sorts (un "vortex", une "onde magique", ça n'est pas assez pour moi) et la chorégraphie des combats (on a par exemple une bataille de siège qui ne nous sera décrite qu'en une ou deux phrases). De plus l'écriture assez froide d'Erikson, bien que plaisante, cause une distanciation lors de ces passages qui émousse l'immersion. Laisser le lecteur imaginer entre les lignes, pourquoi pas mais pas pour les scènes d'actions, pas pour les éléments visuels.
Plutôt que dans son univers, la qualité principale des Jardins de la lune tient pour moi dans son rythme : on ne s'ennuie jamais, on est happé par ces chapitres courts et intenses, variant les points de vues et les lieux frénétiquement, d'une course poursuite sur les toits à une prise de décision stressante, en passant par du combat de mages dans les plaines.
Je déplore par contre amèrement le traitement des personnages. Malgré leur grand nombre on retrouve dans la majorité d'entre eux des traits de caractère leur donnant de l'épaisseur. En revanche, mis à part deux-trois personnages, on ne sait quasiment rien d'eux ! Leur passé nous est totalement inconnu, réduisant drastiquement l'attachement qu'on leur porte. Pourtant je les ai globalement apprécié (Kruppe, en particulier), mais je regrette qu'ils me soient restés au final des inconnus du début à la fin. Il en va de même pour les motivations de certains d'entre eux, qui m'ont laissé assez perplexe (par exemple : mais que veut donc Toupet ?).
Le plaisir de lecture de ce livre est aussi particulier : il est intégralement rationnel. Ce roman ne touche pas à un niveau émotionnel, c'est un roman froid.
Je mord malgré tout à l'hameçon, j'en veux plus. Les Jardins de la lune m'a intrigué de bout en bout et promet des suites potentiellement excellentes. C'est une entrée en matière fracassante dans un univers et une histoire à peine effleurée.