Les Liaisons dangereuses (Laclos)
Les Liaisons dangereuses. Tout commence avec un personnage, Cécile. Suffisamment jeune, belle et idiote pour que Gercourt puisse s'éprendre d'elle. Gercourt, peut-être le seul homme que la Marquise de Merteuil ait jamais aimé. Qu'importe, elle se vengera grâce à son ami le Vicomte de Valmont, un grand séducteur qui ne refuse aucun défi. Tout était si simple et la vengeance était si douce avant que n'entre en compte la Présidente de Tourvel. Pure, innocente, fidèle. Une forteresse imprenable. Le voilà, le véritable défi qu'attendait Valmont. La voilà, l'occasion pour Merteuil de briser les hommes comme ils brisent les femmes.
Libertin ? Sulfureux ? Dangereux ? Cruel ? Même pas. Il suffit de le lire. Aucun ouvrage libertin n'est aussi froid que Les Liaisons dangereuses. Froid comme les lèvres de la Mort tenant le glaive de la Justice. Il ne fait que tendre un miroir à tous ces beaux visages pour qu'ils puissent enfin admirer leur laideur. La société a créé des hommes stupides avides de sexe et l'éducation a engendré des femmes idiotes gavées de rêve. Et l'aristocratie s'ennuie, s'ennuie, et elle s'envoie en l'air pour passer le temps. Et puis la Marquise est arrivée. Elle a vu poindre la Révolution, grondant au loin. De cette aristocratie décadente se dévorant elle-même, elle fera un feu d'artifice à la gloire de la femme, quitte à sacrifier quelques oies blanches. C'est une guerre, et les Marquises (titre militaire) sont bien plus puissantes que les Vicomtes.
Ce roman n'est constitué que de lettres, mais elles ont pourtant créé les personnages les plus denses de la littérature, de véritables allégories vivantes. Valmont, la Vanité. Celui qui parle le plus, qui a écrit la moitié des lettres pour parler de lui et pour ne rien dire. Celui qui agit pour qu'on le remarque. Merteuil, l'Orgueil. Celle qui se tait et qui écoute. Celle qui se contemple dans le miroir. Celle qui agit pour son propre plaisir, parce qu'elle n'a rien à prouver. Parce qu'elle sait déjà à quel point elle est supérieure à toutes ces petites "aveugles" ("caecilia", en latin), et à tous ces hommes prêts à tout par fierté. Un Orgueil juste, car ce n'est plus l'orgueil d'une personne, mais l'orgueil d'un genre, l'orgueil du sexe faible qui d'un coup de talon écrase la puérile vanité du sexe fort. Soyez fort, Vicomte : vous êtes là pour expier les péchés des hommes. Allons, cela n'a rien de personnel. Vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, et vous aviez fait les mauvais choix.
Et ces vieilles pies qui se réjouissent du destin de la Marquise... "Quelle méchante femme !" "Elle l'a bien mérité !" Mérité quoi ? Plaît-il ? La petite vérole ? L'exil ? La perte d'un oeil. Ouvrez le livre. Lisez la dernière lettre. Qui l'a écrite ? Madame de Volanges ? Comme c'est intéressant. La même Madame de Volanges bien incapable de voir que sa fille se fait régulièrement violer sous son propre toit ? Et c'est elle qui nous parle de la prétendue déchéance de la Marquise... L'a-t-elle vue de ses propres yeux ? Non ? Ah... "On dit" ? "On croit" ? "On" a l'air de savoir beaucoup de choses sans même pouvoir le prouver, "on" dirait. Où part-elle, déjà ? La Hollande, l'autre cliché de la liberté au XVIIIe siècle. Ce serait naïf de croire qu'un auteur voudrait punir un personnage aussi juste que la Marquise de Merteuil dans un roman qui n'a rien d'immoral, mais qui est simplement amoral. Non, on ne se débarrasse jamais du personnage qui tient tout le roman à bout de bras. A la fin, la Marquise triomphe, elle rayonne.
Elle a perdu un oeil, vous dites ? Que dit le dicton, déjà ? Ah oui : "Au pays des aveugles, les borgnes sont rois." Dommage pour vous, chères Céciles.
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