"Les Mains sales" est une pièce de théâtre écrite par Jean-Paul Sartre, représentant majeur d'un courant philosophique nommé existentialisme. Si vous souhaitez en apprendre davantage sur cette approche, je vous conseille "L'existentialisme est un humanisme", retranscription d'une conférence de Sartre visant à vulgariser sa pensée. Les plus téméraires d'entre vous pourront toujours s'attaquer à son œuvre-somme, "L'Être et le Néant. Essai d'ontologie phénoménologique". Cependant, je vous le déconseille si vous n'êtes pas rodés à l'exercice de décryptage des plus abscons traités de philosophie.
Par delà les concepts théoriques développés à travers ces ouvrages, l'intérêt d'un auteur comme Jean-Paul Sartre réside notamment dans son théâtre, reflet du paradigme existentialiste et de son engagement politique. On peut prendre pour exemple "Les Mains sales".
Dans un pays fictif d'Europe de l'Est sous domination fasciste, Hugo, jeune intellectuel souffrant du complexe d'être un « révolutionnaire bourgeois », est affecté au journal du Parti communiste. Désireux de faire ses preuves, le jeune exalté saisit pour opportunité la mission d'assassiner Hoederer, cadre du Parti soupçonné de pactiser avec l'ennemi. Il entre donc au service de ce dernier en tant que secrétaire et s'installe à ses côtés avec sa femme Jessica. Hugo cherche à prouver qu'il est capable de suspendre le cours de sa pensée et de tuer sans état d'âme, mais il est progressivement tiraillé par des dilemmes moraux.
Le principal intérêt de la pièce réside dans la façon dont elle confronte les axiomes du communisme révolutionnaire érigés en lois absolues et universelles, au point de faire du recours à la violence et du sacrifice des impératifs supérieurs, à la complexité de l'existence humaine.
Des parallèles évidents peuvent être établis entre cette pièce et "Les Justes" d'Albert Camus. Le deuxième tableau de l'oeuvre sartrienne fait d'ailleurs référence aux évènements qui s'y déroulent, lorsque le personnage d'Hugo s'emploie à défendre les vertus du terrorisme anarchiste : « En Russie, à la fin de l'autre siècle, il y avait des types qui se plaçaient sur le passage d'un grand duc avec une bombe dans leur poche. ». Ceci dit, malgré des enjeux relativement similaires, les deux œuvres se distinguent par leur traitement.
"Les Mains sales" tend plutôt à mettre la focale sur les cas de conscience d'Hugo tandis qu'il est contraint de jouer la comédie avec sa victime. Derrière ses facéties et son air espiègle, Jessica est quant à elle bien plus lucide que son conjoint. Le simulacre réside autant dans le double-jeu d'Hugo que le fait qu'il se mente à lui-même. Hoederer ne manque d'ailleurs pas de le confronter à ses contradictions : « On est tueur de naissance. Toi, tu réfléchis trop : tu ne pourrais pas. » Jusqu'alors bercé d'illusions, le protagoniste voit sa doctrine remise en cause, malgré ses dénégations : « Toi, je te connais bien, mon petit, tu es un destructeur. Les hommes, tu les détestes parce que tu te détestes toi-même ; ta pureté ressemble à la mort et la Révolution dont tu rêves n'est pas la nôtre... ».
Hugo n'est donc pas sans rappeler le personnage de Tchen dans "La Condition humaine" d'André Malraux. Tout comme ce dernier, il s'est engagé à corps perdu dans la lutte armée, au point que son combat révolutionnaire se mue en une mystique suicidaire. La pièce se soldera sur une ultime désillusion pour les adeptes d'une doctrine inflexible.
"Les Mains sales" illustre à merveille le théâtre engagé d'après-guerre, au même titre que "Les Séquestrés d'Altona" du même auteur, "L'État de siège" de Camus ou encore "Rhinocéros" d'Eugène Ionesco, plus proche de l'absurde. Je ne saurai que trop vous enjoindre à vous pencher sur ces œuvres d'après-guerre.
Et lisez du théâtre, car comme le disait Shakespeare, « le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ».